Egalité femmes-hommes : « Mon attention s’est aiguisée »

Estelle Ville est assistante sociale depuis bientôt vingt ans au service social des personnels de la DSDEN de l’Indre. Une expérience qui lui permet de battre en brèche certaines représentations.

 

Vous accueillez les personnels de l’Education nationale à un moment de leur parcours où ils sont en difficulté. Quelles sont leurs problématiques ?

C’est essentiellement en lien avec la santé et le travail, qui sont étroitement liés. Soit parce qu’il y a un problème de santé qui impacte le travail, soit parce que le travail pose un problème de santé. Quand on a un problème de santé, les démarches et les droits sont méconnus. Par exemple, quand vous êtes en arrêt et que vous renouvelez vos congés maladie ordinaire de mois en mois, c’est une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Quand vous savez que vous avez droit à un congé longue maladie posé par un collège de médecins, cela vous sécurise financièrement et symboliquement : cela apporte de la sécurité à l’insécurité. Pour ce qui concerne le travail, on est dans des problématiques liées au mal-être, aux conditions de travail, en termes relationnels, de fonctionnement de service, et qui peuvent aller jusqu’à atteindre la santé.

On aurait tendance à penser que l’essentiel de votre travail concerne la précarité.

Souvent l’assistant social est vu comme celui qui retire les enfants ou qui donne des aides financières. Moi-même j’avais ces représentations quand j’ai pris le poste. Or, dans mon bilan statistique, le domaine économique vient en troisième position, après la santé et le travail. Je suis obligée de travailler avec le cadre de l’administration mais c’est cela qui est intéressant. On a à connaître l’environnement de travail des personnels, leurs droits et devoirs : c’est une vraie richesse.

Parmi les collègues qui  font appel à vous, quelle est la proportion d’hommes et de femmes  ?

Une majorité de femmes, parce qu’elles sont majoritaires dans l’Education nationale.

Cette surreprésentation des femmes dans l’Education nationale est-elle la seule cause ?

On peut là aussi aller sur un préjugé qui peut se révéler vrai : il est plus difficile pour un homme de demander de l’aide, même si ça l’est également pour une femme, avec toutes les représentations d’assistante sociale qui vont avec. Reconnaître qu’à un moment donné on a un besoin, ce n’est pas facile.

Quelle est la situation familiale des personnels qui font appel à vous ?

Ce sont beaucoup de femmes seules, parce qu’elles sont divorcées, veuves, en instance de séparation, victimes de violences, de plus en plus, même si cela reste difficile d’en parler.

Les familles monoparentales sont les ménages les plus exposés à la précarité, avec une large majorité de femmes concernées. Quelles difficultés rencontrent-elles ?

Un salaire au lieu de deux, c’est forcément compliqué. Dans une étude, l’Insee a montré qu’après une séparation, les hommes retrouvent beaucoup plus rapidement quelqu’un que les femmes. Statistiquement, ce sont les femmes qui ont le plus souvent la garde totale des enfants. La majorité des personnes que je rencontre n’a pas pu accéder à des carrières énormes, à des formations. Jouent aussi la marge de manœuvre que va laisser le conjoint, l’homme à la femme pour y accéder, et l’autorisation que la femme va se donner, sans se dire : « Mon enfant va rentrer en 6e, je vais attendre qu’il aille en seconde pour évoluer. » Puis : « Il rentre en seconde, je vais attendre qu’il passe le bac. » Et au final, il ne se passe jamais rien. Si on a un partage de l’intendance familiale, cela ne positionnera pas les choses de la même façon en termes d’action mais aussi d’autorisation à le faire. Les AESH, c’est un corps qui se construit, mais la majorité, c’étaient des femmes seules, divorcées, âgées, qui avaient travaillé avec leur époux, et qui se retrouvaient le bec dans l’eau de ne jamais avoir travaillé de façon officielle. Statistiquement, en commission d’aides financières, c’est le corps de métier que l’on retrouve le plus, avec les AED. Mais ce n’est pas parce qu’on est professeur des écoles, que l’on a un salaire un peu plus élevé que tout va bien dans le meilleur des mondes. Au contraire, c’est un peu la classe moyenne qui est toujours au-dessus des seuils mais qui a du mal à boucler ses fins de mois. Il est aussi très difficile d’accéder à un logement, notamment pour les femmes qui se séparent : dans le parc public, il n’y a rien ou presque. Dans le privé, il faut des garanties.

Justement, parmi les collègues que vous rencontrez, y a-t-il des catégories de personnels plus représentées et d’autres moins ?

La majorité sont des personnels enseignants du second degré, même si ces trois dernières années, cela s’équilibre avec le premier degré, toutes problématiques confondues. Ceux qui sont minoritaires sont les personnels administratifs.  Ça a toujours été un questionnement. En même temps, ces personnels connaissent bien le fonctionnement administratif. Il y a les personnels de direction, aussi, même si la période du Covid m’a permis de recueillir leurs confidences de manière informelle.

Vous accompagnez des collègues touchés par la maladie. Constatez-vous là aussi des différences entre les hommes et les femmes face à cette épreuve ?

Ce n’est pas quelque chose qui m’a sauté aux yeux. Mais j’ai pu constater des différences de traitement dans une situation identique. Un cadre va plus facilement dire à une femme qu’il vaut mieux qu’elle s’arrête et estimer qu’il est bénéfique pour l’homme de continuer à travailler.

Nous traversons des années particulièrement complexes avec la crise sanitaire puis l’inflation. Selon vous, les hommes et les femmes ont-ils été touchés différemment par ces crises ?

J’ai beaucoup de personnels féminins qui m’ont témoigné leur souffrance concernant le sens de leur travail après cette période très dure. Cela a occasionné un décalage entre le travail prescrit et celui auquel on aspire. Des hommes aussi, mais je ne sais pas si c’est quelque chose qui peut se dire pour les hommes. Mais cela renvoie peut-être à l’accès au changement : s’il y a remise en question du travail que l’on fait, les hommes, qui se voient comme chefs de famille, auraient plus de difficultés à passer le cap d’une reconversion. C’est peut-être moins difficile pour une femme qui a un conjoint. Pour une femme seule, c’est impossible.

Un des axes du plan d’action académique s’attache à « prévenir et traiter les actes de violence dont les violences sexistes et sexuelles ». Est-ce que c’est également un sujet sur lequel vous êtes contactée ?

Oui, et j’ai un éveil particulier grâce au réseau dont je fais partie (lire ci-dessous). Je vais vous donner un exemple : un viol qui va toucher une collègue et pour une autre des propos sexistes et obscènes. La première va porter plainte, la seconde va dire : « Moi ce n’est pas grave, je n’ai pas été agressée ». Je ne parle pas de qualification pénale, je ne suis pas juge, je parle en termes d’atteintes. Le jour où cette collègue a reçu ces messages, j’imagine qu’elle a eu peur de se retrouver seule avec cette personne, de débaucher tard. Elle est là, la limite, donc il faut aller porter plainte. Et moi-même, dans cette situation, je ne sais pas si je l’aurais dit avant. Mon attention s’est aiguisée. Mais se dire victime reste compliqué, avec la peur de ne pas être entendue, de ne pas être crue, la honte. Ce n’est pas parce qu’on porte plainte qu’on se reconnaît victime, c’est tout un processus. Je crois au bienfait d’en parler plus. En l’occurrence, cette personne s’est adressée à la cellule « StopDiscri », c’est comme ça que tout a commencé, et c’est un vrai progrès.

Avez-vous vu des évolutions objectives depuis le début de votre carrière sur cette question de l’égalité hommes-femmes ?

Il y a des petites évolutions dans les esprits, on le voit statistiquement. Souvent les femmes étaient IEN, adjointes de direction, principales. Dans notre académie, il y a plus de femmes proviseures, rectrices.  Ce qui est intéressant c’est de ne pas rester sur l’inégalité hommes-femmes, mais d’y associer les discriminations sur l’origine, l’âge, le handicap.

 

Parcours

Estelle Ville est assistante sociale depuis 1997. Elle a d’abord travaillé en pédo-psychiatrie. Après un concours de la fonction publique hospitalière, elle a travaillé pour l’aide sociale à l’enfance puis a intégré la DSDEN de l’Indre. Elle fait partie du réseau de formateurs sur l’égalité professionnelle et la lutte contre les discriminations.  Elle a notamment formé les personnels de direction de l’Indre et de l’Indre-et-Loire, les adjoints, les CPE, les personnels des DSDEN en collaboration avec la référente départementale du 36. « L’objectif est de lutter contre les discriminations dans le cadre du recrutement, d’essayer d’ouvrir les esprits sur ce qu’est une discrimination et ses conséquences sur le salaire, l’accès à la carrière, l’articulation vie privée/vie personnelle. C’est se dire que l’on pratique tous des préjugés, d’en prendre conscience, d’améliorer nos pratiques, de nous donner des outils. Tout cela est lié à notre culture, notre histoire, notre croyance, notre éducation qui nous amènent à des inégalités statistiques factuelles au niveau du genre, des origines, de l’état de santé et du handicap, de l’âge. » 

 

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