Santé mentale au travail : et si cela passait par une meilleure reconnaissance ?

Le travail pour l'UNSA Éducation et comme le rappelle la sociologue Louise Saint-Arnaud, est un lieu central de construction de l’identité. Lorsqu’il cesse d’être un vecteur d’accomplissement, il devient une source de mal-être profond. La reconnaissance au travail apparaît comme l’un des leviers majeurs pour restaurer l’engagement, le bien-être psychologique et la santé mentale des agents, mais qu’appelons-nous reconnaissance ?

1. Définition d’une notion méconnue et sous-estimée

La reconnaissance au travail est un besoin fondamental. Elle désigne l’ensemble des manifestations – explicites ou implicites – par lesquelles une organisation, un manager, un collègue ou un usager témoigne de la valeur du travail effectué par un agent. Il s’agit d’un jugement social porté sur l’activité professionnelle, ses résultats, sa qualité, mais aussi sur l’engagement, les efforts et la personne même qui les accomplit.

Selon Axel Honneth, philosophe et sociologue allemand, la reconnaissance est un moteur de la construction identitaire. Sa théorie distingue trois sphères dans lesquelles s’exerce la reconnaissance : l’amour (dans les relations primaires), le droit (dans les institutions) et la solidarité (dans le champ social et professionnel). Dans le monde du travail, cette reconnaissance passe par la validation sociale des compétences, de l’utilité du travail accompli et de la contribution de l’agent au collectif. En cela, elle participe directement au développement de l’estime de soi et au sentiment de dignité.

Pour Jean-Pierre Brun, professeur en gestion à l’Université Laval, la reconnaissance est une pratique « riche de sens », qui repose sur un jugement porté sur les réalisations, les pratiques de travail et la personne dans sa globalité, au-delà de la simple rémunération. Il insiste sur le fait que ce besoin s’est intensifié avec la montée de l’incertitude, la complexité des tâches et l’effritement du lien de confiance dans les organisations. Il ne suffit plus d’être payé. Il faut être reconnu comme un acteur à part entière, porteur de valeur, de savoir-faire et de sens.

De son côté, Christophe Dejours, en s’inscrivant dans la psychodynamique du travail, met l’accent sur le rapport entre reconnaissance et santé mentale. Pour lui, la reconnaissance ne porte pas seulement sur les résultats visibles mais sur le « travail réel », c’est-à-dire l’ensemble des efforts souvent invisibles que les agents déploient pour faire face aux exigences, aux imprévus et aux contradictions du métier. Il distingue deux formes de reconnaissance : le jugement d’utilité, souvent porté par la hiérarchie, et le jugement de beauté, porté par les pairs, qui reconnaissent la qualité du travail accompli dans les règles de l’art. Ces deux dimensions sont essentielles pour que le travail ait un sens.

 

2. Les différentes formes de reconnaissance

La reconnaissance au travail prend des formes diverses, souvent complémentaires, qui touchent à la fois l’individu, son action, sa contribution et son engagement. Pour être véritablement efficace, elle doit s’exercer dans ces différentes dimensions, qui correspondent à autant de besoins fondamentaux. C’est ce que montrent les travaux de Jean-Pierre Brun, Louise Saint-Arnaud, Christophe Dejours et Axel Honneth, parmi d’autres.

La première forme, essentielle, est la reconnaissance existentielle ou personnelle. Elle s’adresse à la personne elle-même, indépendamment de son rendement ou de ses compétences, en tant qu’individu digne d’attention, de respect et d’écoute. Cette reconnaissance se manifeste par exemple lorsqu’une directrice d’école prend le temps de saluer une AESH à la fin d’une journée difficile, lui exprimant simplement son soutien et son respect pour sa patience auprès d’un élève en crise. Ce type de reconnaissance, bien que simple, participe profondément à la construction d’un lien humain et d’une sécurité psychologique.

Vient ensuite la reconnaissance de l’utilité sociale du travail, qui permet à l’agent de percevoir que son activité contribue à un projet collectif et a du sens au-delà de l’acte technique. Elle s’exprime lorsque, par exemple, une équipe pédagogique valorise publiquement le rôle des agents techniques ou de laboratoire dans l’organisation réussie d’un examen, reconnaissant que leur travail, bien que souvent invisible, est indispensable. Dans un autre registre, lorsqu’un recteur évoque dans un discours le rôle des conseillers principaux d’éducation dans la prévention du harcèlement, il affirme publiquement la portée sociale de leur engagement.

La reconnaissance des compétences porte quant à elle sur le savoir-faire et l’expertise. Elle s’exprime par des marques de confiance, comme lorsqu’un gestionnaire académique est chargé de former de nouveaux collègues pour sa maîtrise des procédures budgétaires, ou lorsqu’un enseignant est sollicité pour intervenir à l’INSPE sur un module pédagogique, en raison de ses pratiques innovantes. Ces gestes signalent que les compétences sont vues, valorisées, et jugées transférables.

Une autre forme fondamentale est la reconnaissance de l’investissement et des efforts fournis, qui se distingue de la reconnaissance des résultats. Elle porte sur le processus, sur ce que l’agent met de lui-même dans son travail. Cela peut être un inspecteur qui, lors d’un entretien professionnel, reconnaît les efforts d’un enseignant dans une classe particulièrement difficile, valorisant sa persévérance malgré des résultats encore fragiles. C’est aussi, après une période de crise, une direction qui remercie une infirmière scolaire pour sa gestion humaine et pragmatique.

Enfin, la reconnaissance des résultats ou de la performance demeure une composante importante, bien qu’elle ne puisse suffire à elle seule. Elle peut se traduire par une promotion, une prime ou une mise en avant officielle. Par exemple? lorsqu’une équipe pédagogique est citée dans une publication ministérielle pour ses résultats exceptionnels auprès d’élèves en grande difficulté. Ces formes visibles sont légitimes, mais doivent s’appuyer sur une reconnaissance plus profonde du travail réel pour ne pas devenir purement symboliques.

Ces différentes formes de reconnaissance, lorsqu’elles sont articulées, permettent aux agents de se sentir pleinement reconnus dans leur travail : en tant que personnes, en tant que professionnels et en tant que contributeurs à une mission de service public.

 

3. L’impact de la reconnaissance

3.1. L’impact de la reconnaissance sur le travail

La reconnaissance au travail agit comme un puissant moteur d’engagement et de performance. Lorsqu’un agent se sent reconnu dans ce qu’il fait, non seulement il est davantage motivé, mais il investit aussi plus volontiers son intelligence, sa créativité et sa capacité d’adaptation. À l’inverse, un déficit de reconnaissance génère démobilisation, retrait, voire sabotage passif du travail. Le lien entre reconnaissance et efficacité professionnelle n’est donc pas une vue de l’esprit : il est largement documenté par la recherche.

Jean-Pierre Brun souligne que la reconnaissance contribue à donner du sens au travail, en reliant l’action quotidienne à des finalités explicites et partagées. Elle permet de sortir d’une logique purement prescriptive et mécanique. Elle redonne aux agents une prise sur ce qu’ils font, valorise leur capacité d’initiative, et légitime les efforts d’adaptation que demande le « travail réel ». Dans le MENJSESR, cela se vérifie notamment dans les établissements où les équipes éducatives prennent le temps de discuter ensemble de leurs réussites et difficultés : la reconnaissance mutuelle nourrit la coopération, et celle-ci améliore la qualité du service rendu.

Dans un environnement où les ressources humaines sont limitées, comme c’est souvent le cas dans les services déconcentrés de l’Éducation nationale, la reconnaissance devient donc un levier de performance collective.

Elle est également un facteur clé de stabilité. La reconnaissance réduit le taux de turnover et favorise la fidélisation. Dans un rectorat, par exemple, les agents les plus expérimentés sont plus enclins à transmettre leur savoir-faire si leur expertise est reconnue et sollicitée. De même, dans un établissement scolaire, un personnel vie scolaire investi restera plus facilement engagé s’il perçoit que sa parole est écoutée lors des conseils éducatifs ou des réunions de coordination.

Enfin, la reconnaissance améliore la qualité du travail, non seulement parce qu’elle motive, mais aussi parce qu’elle incite à la recherche du travail bien fait. Comme le souligne Christophe Dejours, le souci du « travail bien fait » est indissociable du regard des autres – qu’il s’agisse de collègues ou de la hiérarchie. Ce regard, lorsqu’il est juste et fondé, pousse les agents vers l’excellence. Dans un environnement scolaire, cela peut se traduire par des pratiques pédagogiques plus affinées, un meilleur accueil des élèves à besoins éducatifs particuliers, ou une gestion administrative plus rigoureuse et humaine à la fois.

La reconnaissance est loin d’être un simple outil de gratification. Elle participe pleinement à la structuration du travail, à sa qualité, et à la dynamique professionnelle des équipes.

 

3 .2. L’impact de la reconnaissance sur la santé mentale des agents

La reconnaissance au travail n’est pas seulement un levier de motivation ou de performance. Elle constitue un véritable facteur de protection psychologique. C’est ce que démontrent de nombreux travaux en sciences sociales et en psychologie du travail, qui s’accordent à considérer que l’estime de soi, le sentiment d’utilité et l’ancrage identitaire sont directement liés à la manière dont le travail est perçu, jugé et valorisé.

Selon Louise Saint-Arnaud, la reconnaissance permet à l’individu de se projeter positivement dans son activité, de construire une identité professionnelle cohérente et de maintenir un équilibre psychique. Elle rappelle que le travail n’est pas qu’un lieu de production, mais aussi de transformation de soi, et que cette transformation ne peut se faire dans l’indifférence ou le mépris. Au contraire, c’est par le regard bienveillant et compétent de l’autre – collègue, supérieur, usager – que le travail prend du sens et que l’agent se sent légitime.

Ce constat est renforcé par les recherches de Christophe Dejours, pour qui la reconnaissance est au cœur de la lutte contre la souffrance éthique. Il insiste sur le fait que les agents exposés à des dilemmes ou à des contradictions dans l’exercice de leur métier (notamment dans l’éducation, l’accompagnement ou l’encadrement) ont besoin que leurs efforts d’arbitrage, leurs prises de décision et leur inventivité soient reconnues. Sans cette validation symbolique, ils sont exposés à un sentiment d’isolement, de découragement et, à terme, à des troubles psychiques parfois graves : perte de confiance en soi, anxiété, dépression, voire burn-out.

Dans le MENJSESR  et le Masa, les contextes de tension sont nombreux : surcharge de travail, manque de moyens, attentes contradictoires, situations d’élèves ou de familles complexes, injonctions institutionnelles sans accompagnement réel. La reconnaissance joue alors un rôle de régulation essentielle. Elle peut, par exemple, éviter qu’un enseignant ne s’effondre après des mois de conflit avec une classe, si l’équipe pédagogique valorise ses efforts. Elle peut permettre à une secrétaire d’intendance d’accepter une surcharge temporaire si son engagement est remarqué et salué par sa cheffe d’établissement.

La reconnaissance touche à deux piliers de la santé mentale : le sentiment d’utilité (le fait de savoir que ce que l’on fait a un impact réel) et l’ancrage identitaire (le fait de se reconnaître soi-même dans son travail). Sans ces repères, l’individu se désagrège psychiquement. À l’inverse, un environnement où la reconnaissance est présente favorise la résilience, la confiance, l’envie d’avancer.

Enfin, la reconnaissance a aussi une influence indirecte : elle renforce la cohésion des équipes, diminue les conflits interpersonnels, et développe la solidarité, autant d’éléments protecteurs face aux RPS. C’est pourquoi elle doit être pensée non comme un acte isolé ou symbolique, mais comme un élément structurant de la politique de santé et de qualité de vie au travail dans la fonction publique.

 

4. Les manifestations de la reconnaissance au travail 

Si la reconnaissance est essentielle à l’engagement et à la santé mentale, encore faut-il qu’elle soit concrète, sincère et bien ciblée. Trop souvent, elle est réduite à des gestes symboliques ou à des mécanismes formels déconnectés du vécu professionnel. Or, comme le rappellent Jean-Pierre Brun et Louise Saint-Arnaud, pour être efficace, la reconnaissance doit s’inscrire dans une relation de confiance, être régulière, et prendre en compte la diversité des formes de contribution au sein de l’organisation.

Une reconnaissance efficace repose d’abord sur la qualité du regard porté sur le travail réel. Il ne s’agit pas seulement d’évaluer des résultats ou de distribuer des primes, mais de savoir observer, écouter, comprendre et valoriser ce que l’agent a mobilisé pour accomplir ses missions : les efforts d’adaptation, la gestion des imprévus, les arbitrages, les prises d’initiatives. Comme le souligne Christophe Dejours, la reconnaissance doit porter autant sur le processus que sur le produit.

Cela implique de créer des espaces et des temps de reconnaissance. Il peut s’agir de moments formels (entretiens professionnels de qualité, retours de formation, réunions d’équipe avec retour sur projets), mais aussi de pratiques informelles (remerciements spontanés, encouragements, valorisation orale devant les pairs). Dans le MENJSESR ou le Masa, cela peut se traduire par une direction qui prend le temps de remercier les agents après une inspection ou une visite de sécurité, ou par la mise en lumière d’une action menée par les AED dans un événement de vie scolaire.

La reconnaissance peut également passer par des gestes organisationnels : confier des responsabilités nouvelles, offrir des perspectives d’évolution, permettre à l’agent de transmettre son savoir-faire, aménager le poste en fonction des besoins. Donner la possibilité à un agent expérimenté de former un collègue ou de piloter un projet transversal est souvent plus valorisant qu’une prime ponctuelle.

La cohérence et l’authenticité sont ici des conditions clés. Une reconnaissance perçue comme superficielle, intéressée ou inégalement distribuée peut produire l’effet inverse. Il ne suffit pas de “féliciter” pour que l’agent se sente reconnu : encore faut-il que cette marque s’appuie sur une connaissance réelle du travail effectué et qu’elle soit exprimée de manière juste, sans condescendance ni automatisme.

Enfin, la reconnaissance ne doit pas être cantonnée à la seule hiérarchie. Elle peut – et doit – aussi venir des pairs, des usagers, voire de l’agent lui-même. Le jugement des collègues est souvent perçu comme plus légitime que celui d’un supérieur éloigné du terrain. Dans les établissements scolaires ou les services académiques, favoriser les échanges professionnels entre pairs, les retours d’expérience ou les évaluations croisées peut renforcer cette reconnaissance horizontale.

Une reconnaissance efficace repose donc sur un principe simple mais exigeant : voir le travail dans toute sa complexité, reconnaître l’humain derrière la fonction, et faire vivre la parole professionnelle au quotidien.

 

Dans un service public en quête de sens et de stabilité, la reconnaissance des agents ne peut plus être une variable d’ajustement. Pour l’UNSA Education, la reconnaissance doit devenir une priorité de gestion, un choix organisationnel, un acte de considération et de justice. Car là où la reconnaissance est vivante, le travail retrouve sa valeur, les équipes se mobilisent, et les individus peuvent se construire sans se détruire.

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Auteurs cités et repères bibliographiques : 

  • Axel Honneth : Philosophe et sociologue allemand, directeur de l’Institut de recherche sociale de Francfort. Il est l’un des principaux penseurs de la théorie de la reconnaissance comme fondement moral et social.
    La lutte pour la reconnaissance (1992, trad. 2000) ; La société du mépris (2006).
  • Jean-Pierre Brun : Professeur à l’Université Laval (Québec), spécialiste de la gestion de la santé et de la sécurité au travail, il a dirigé plusieurs recherches sur la reconnaissance et le bien-être organisationnel.
    La reconnaissance au travail – Une pratique riche de sens (2002) ; Le pouvoir de la reconnaissance au travail (2011).
  • Louise Saint-Arnaud : Sociologue et professeure à l’Université Laval, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’intégration professionnelle. Elle étudie les liens entre travail, identité et santé mentale.
    La reconnaissance : un enjeu au cœur de la santé mentale au travail (ACSM Québec, 2009).
  • Christophe Dejours : Psychiatre, psychanalyste et professeur au CNAM, il est le fondateur de la psychodynamique du travail. Il a exploré en profondeur les liens entre organisation du travail, reconnaissance et souffrance.
    Travail, usure mentale (1980) ; Souffrance en France (1998) ; Le facteur humain (2015).

 

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