Où est passé l’escalator social ?

Monter un escalator qui descend

Les pauvres du Québec ont des idées géniales ! En 2003, les membres du « Collectif pour un Québec sans pauvreté », sous la houlette de Vivian Labrie, ont inventé une image parlante pour expliquer pourquoi les pauvres restent pauvres alors que depuis des lustres, on met en place des politiques publiques pour les sortir de la pauvreté.

Ils ont comparé la société à un escalator : d’un côté, les « riches » montent un escalator qui monte tandis que  de l’autre côté, les « pauvres » montent un escalator qui descend. «Vivre la pauvreté ont dit en substance ces personnes à des parlementaires, c’est comme devoir monter dans un escalator qui descend. Au lieu de vous acharner à nous faire monter des escaliers qui descendent, occupez-vous plutôt des escaliers ». La réalité de nos sociétés montre en effet de nombreuses situations à double message où on veut aider les personnes à monter des marches alors que parallèlement certains comportements et certaines règles contribuent à faire descendre l’escalier où elles se trouvent. De même, on peut relever de nombreuses situations où on traite différemment les personnes selon leur réalité socio-économique, à l’avantage des personnes déjà favorisées.

Et Vivian Labrie donne deux exemples parmi tant d’autres : une municipalité du Québec qui finance une Maison qui aide les jeunes à la rue et qui parallèlement instaure des amendes très élevées pour le « flânage » et autres délits mineurs de ces mêmes SDF. Ou encore des décisions budgétaires nationales qui visent à réduire les prestations sociales ce qui fait descendre encore les plus pauvres tout en réduisant la fiscalité, ce qui fait monter plus vite les plus riches. Cette image des escalators a été tellement parlante que le Collectif en a fait une « trousse d’animation » qui peut servir de base à des discussions sur la grande pauvreté.

L’École n’est pas exempte de ces situations ambiguës, et comprendre les mécanismes de la grande pauvreté est une étape préalable nécessaire avant de pouvoir agir pour y remédier.

Des outils pédagogiques pour contrer les idées fausses sur la grande pauvreté

L’association ATD-Quart Monde a fait un important travail autour des « idées fausses sur la grande pauvreté» : édition d’un livre plusieurs fois réactualisé, d’un livret à destination des enfants, en collaboration avec ASTRAPI et des associations d’éducation populaire et un syndicat. On y lit des réponses objectives à toutes ces réflexions qu’on s’est peut-être déjà faites, à son corps défendant :
• l’école offre des fournitures et des sorties gratuites, mais ces familles ont une télé plus grande que la mienne,
• les parents ne viennent pas aux réunions, ils sont démissionnaires,
• vivre au RSA est aussi confortable que vivre avec le SMIC,
• les parents ne suivent pas les devoirs de leurs enfants,
• …

À chaque idée toute faite, une réponse fait appel à la réalité matérielle des familles (conditions de logement par exemple), à l’écart culturel entre les attendus de l’école et le vécu familial (qui induit la peur des familles de venir à l’école et de montrer leur vulnérabilité ou leurs différences), ou à la bonne volonté des familles pour s’en sortir, qui se bute aux obstacles  dressés sur leur chemin.
Ces livrets peuvent servir de base à des discussions avec des parents, des enfants.

Valoriser les « savoirs chauds » des familles et des enfants pauvres

Au-delà des réponses rationnelles telles que proposées dans ces livrets, comprendre les mécanismes de la grande pauvreté, c’est comme comprendre pourquoi une femme reste avec son mari violent : c’est tout à fait incompréhensible pour quelqu’un qui n’a pas été dans cette situation et qui pense qu’il suffit de partir à la première gifle. Il faut pour cela quitter son monde à soi pour entrer dans le monde de l’autre, toucher du doigt cette altérité. Et cela, c’est très difficile. Car ce qui paraît évident à l’enseignant « qui veut bien faire » ne l’est pas du tout pour les parents et les enfants en situation de  grande pauvreté. Dans l’avis du Conseil Économique et Social paru au même moment que le rapport Delahaye, on trouve une belle image : l’enfant de milieu pauvre doit « inventer le monde ». Alors que les enfants de milieux proches des attendus scolaires peuvent puiser dans l’expérience familiale pour construire leur rapport au savoir, les enfants pauvres doivent se construire en opposition à leur milieu : ils entendent à la maison « surtout, n’aie pas la même vie que nous ! ». Pour (sur)vivre à l’école, les enfants pauvres ont besoin d’inventer, non pas à partir de rien, mais à partir de la réalité de la maison. Or ces savoirs « chauds » appris à la maison (savoir se débrouiller pour tenir jusqu’à la fin du mois, aider les parents pour des petits boulots ou du glanage, s’occuper des petits frères et sœurs, savoir se concentrer dans une pièce sur-occupée, lutter contre le froid ou la faim… ) ne sont pas valorisés à l’école. L’école néglige ces savoirs et ces réalités pour proposer des savoirs « froids » qui bien souvent passent à côté de l’enfant. « Cette invention, nous l’ignorons. Nous la laissons en friche pour proposer, à côté, un savoir, une construction, un développement étranger, dont, dans la plupart des cas, il ne sait que faire ».

L’enfant pauvre vit un conflit de loyauté, une « double solitude » : à l’école, ce qu’il vit en famille n’intéresse personne, et inversement. Alors que dans les autres milieux, le passage est fluide.

Le concept d’ « école bienveillante », rappelé dans les deux rapports sur la grande pauvreté, prend ici tout son sens : savoir accueillir l’autre sans jugement mais avec bienveillance, même cet autre est bizarre et incompréhensible,  et bien plus,  être persuadé que cette bizarrerie peut être source de richesse pour les autres enfants, les autres parents, les enseignants, l’école et la société.

Aussi, si « faire venir les parents à l’école », c’est les faire venir pour leur transmettre notre vision du monde, de l’éducation et du bien de l’enfant, pas étonnant que les parents aient peur de venir ! Par contre, si les faire venir, c’est leur donner une opportunité unique de transmettre aux autres (les adultes non pauvres, les enfants) leur expérience singulière, alors là, il y a de grandes chances que cela marche.

L’avis du CESE regorge d’exemples menés partout en France d’écoles, de centres sociaux, qui expérimentent l’ouverture aux parents, dans la bienveillance, le non –jugement, pour faire des lieux éducatifs  des « lieux sociaux » ouverts pour des temps formels et informels. Les exemples où ce sont les parents eux-mêmes qui viennent apporter leurs richesses et leurs savoir-faire dans ces lieux éducatifs  sont moins nombreux – et qui dit savoir-faire ne dit pas seulement le savoir-faire du couscous apporté le jour de la fête de l’école ! Quoiqu’en matière de couscous, je me souviens d’une action menée dans une école maternelle en REP sur le sujet de l’équilibre alimentaire. L’équipe pédagogique avait décidé d’ouvrir l’école aux parents le samedi matin pour qu’ils partagent avec leurs enfants un petit-déjeuner équilibré. L’action avait commencé timidement, puis les parents, invités à confectionner eux-mêmes la collation, avaient fini par proposer de vrais repas et on avait décalé le petit-déjeuner à 11h30 et dégusté du couscous ! Jamais la directrice n’avait vu autant de parents dans l’école, bientôt rejoints par des partenaires, des commerçants, des habitants du quartier par l’odeur alléchés. Les échanges sur tous les sujets allaient bon train, on se découvrait, on imaginait de se revoir en dehors et de faire des choses ensemble. Ici, l’équipe pédagogique avait fait confiance à la dynamique suggérée par les parents. Elle avait « raté » son action-modèle d’éducation nutritive (et fâché certainement ses financeurs) mais avait réussi l’échange avec les parents, la dédramatisation du contexte scolaire et la transmission à toute la communauté éducative d’une certaine forme de convivialité amenée par « les parents qui ne viennent jamais à l’école ».

Le Croisement des savoirs : quand « les pauvres » enseignent aux « riches »

ATD Quart Monde est une ressource de choix pour ceux qui veulent inverser la logique et faire en sorte que les parents pauvres soient aussi pourvoyeurs de savoirs. Ils ont initié le  « croisement des savoirs », qui a d’ailleurs été vécu par les membres du CESE et le rapporteur Jean-Paul Delahaye. Il s’agit d’une méthodologie où on construit un savoir commun sur un sujet, à parts égales entre « sachants »   (universitaires, spécialistes de la question), professionnels (ici, les professionnels de l’éducation), personnes « pauvres » et « non pauvres » (ici ce pourraient être les parents ou les enfants). Les personnes en situation de pauvreté, mises en confiance par un animateur qui leur ménage un espace de parole sécurisé, apportent leur expérience concrète de la situation. Savoirs chauds et savoirs froids, exposés théoriques et récits de vie et d’anecdotes  se mêlent pour aboutir à un savoir incarné. Cela permet aussi de valoriser les personnes en situation de pauvreté et d’installer une relation de réciprocité.

De telles expériences pourraient être menées à l’école ou au centre de loisirs, entre adultes ou entre enfants, afin que tombent les idées toutes faites et que l’escalator reparte dans le bon sens.
 

Sélectionnés pour vous
+ d’actualités nationales

Monter un escalator qui descend

Les pauvres du Québec ont des idées géniales ! En 2003, les membres du « Collectif pour un Québec sans pauvreté », sous la houlette de Vivian Labrie, ont inventé une image parlante pour expliquer pourquoi les pauvres restent pauvres alors que depuis des lustres, on met en place des politiques publiques pour les sortir de la pauvreté.

Ils ont comparé la société à un escalator : d’un côté, les « riches » montent un escalator qui monte tandis que  de l’autre côté, les « pauvres » montent un escalator qui descend. «Vivre la pauvreté ont dit en substance ces personnes à des parlementaires, c’est comme devoir monter dans un escalator qui descend. Au lieu de vous acharner à nous faire monter des escaliers qui descendent, occupez-vous plutôt des escaliers ». La réalité de nos sociétés montre en effet de nombreuses situations à double message où on veut aider les personnes à monter des marches alors que parallèlement certains comportements et certaines règles contribuent à faire descendre l’escalier où elles se trouvent. De même, on peut relever de nombreuses situations où on traite différemment les personnes selon leur réalité socio-économique, à l’avantage des personnes déjà favorisées.

Et Vivian Labrie donne deux exemples parmi tant d’autres : une municipalité du Québec qui finance une Maison qui aide les jeunes à la rue et qui parallèlement instaure des amendes très élevées pour le « flânage » et autres délits mineurs de ces mêmes SDF. Ou encore des décisions budgétaires nationales qui visent à réduire les prestations sociales ce qui fait descendre encore les plus pauvres tout en réduisant la fiscalité, ce qui fait monter plus vite les plus riches. Cette image des escalators a été tellement parlante que le Collectif en a fait une « trousse d’animation » qui peut servir de base à des discussions sur la grande pauvreté.

L’École n’est pas exempte de ces situations ambiguës, et comprendre les mécanismes de la grande pauvreté est une étape préalable nécessaire avant de pouvoir agir pour y remédier.

Des outils pédagogiques pour contrer les idées fausses sur la grande pauvreté

L’association ATD-Quart Monde a fait un important travail autour des « idées fausses sur la grande pauvreté» : édition d’un livre plusieurs fois réactualisé, d’un livret à destination des enfants, en collaboration avec ASTRAPI et des associations d’éducation populaire et un syndicat. On y lit des réponses objectives à toutes ces réflexions qu’on s’est peut-être déjà faites, à son corps défendant :
• l’école offre des fournitures et des sorties gratuites, mais ces familles ont une télé plus grande que la mienne,
• les parents ne viennent pas aux réunions, ils sont démissionnaires,
• vivre au RSA est aussi confortable que vivre avec le SMIC,
• les parents ne suivent pas les devoirs de leurs enfants,
• …

À chaque idée toute faite, une réponse fait appel à la réalité matérielle des familles (conditions de logement par exemple), à l’écart culturel entre les attendus de l’école et le vécu familial (qui induit la peur des familles de venir à l’école et de montrer leur vulnérabilité ou leurs différences), ou à la bonne volonté des familles pour s’en sortir, qui se bute aux obstacles  dressés sur leur chemin.
Ces livrets peuvent servir de base à des discussions avec des parents, des enfants.

Valoriser les « savoirs chauds » des familles et des enfants pauvres

Au-delà des réponses rationnelles telles que proposées dans ces livrets, comprendre les mécanismes de la grande pauvreté, c’est comme comprendre pourquoi une femme reste avec son mari violent : c’est tout à fait incompréhensible pour quelqu’un qui n’a pas été dans cette situation et qui pense qu’il suffit de partir à la première gifle. Il faut pour cela quitter son monde à soi pour entrer dans le monde de l’autre, toucher du doigt cette altérité. Et cela, c’est très difficile. Car ce qui paraît évident à l’enseignant « qui veut bien faire » ne l’est pas du tout pour les parents et les enfants en situation de  grande pauvreté. Dans l’avis du Conseil Économique et Social paru au même moment que le rapport Delahaye, on trouve une belle image : l’enfant de milieu pauvre doit « inventer le monde ». Alors que les enfants de milieux proches des attendus scolaires peuvent puiser dans l’expérience familiale pour construire leur rapport au savoir, les enfants pauvres doivent se construire en opposition à leur milieu : ils entendent à la maison « surtout, n’aie pas la même vie que nous ! ». Pour (sur)vivre à l’école, les enfants pauvres ont besoin d’inventer, non pas à partir de rien, mais à partir de la réalité de la maison. Or ces savoirs « chauds » appris à la maison (savoir se débrouiller pour tenir jusqu’à la fin du mois, aider les parents pour des petits boulots ou du glanage, s’occuper des petits frères et sœurs, savoir se concentrer dans une pièce sur-occupée, lutter contre le froid ou la faim… ) ne sont pas valorisés à l’école. L’école néglige ces savoirs et ces réalités pour proposer des savoirs « froids » qui bien souvent passent à côté de l’enfant. « Cette invention, nous l’ignorons. Nous la laissons en friche pour proposer, à côté, un savoir, une construction, un développement étranger, dont, dans la plupart des cas, il ne sait que faire ».

L’enfant pauvre vit un conflit de loyauté, une « double solitude » : à l’école, ce qu’il vit en famille n’intéresse personne, et inversement. Alors que dans les autres milieux, le passage est fluide.

Le concept d’ « école bienveillante », rappelé dans les deux rapports sur la grande pauvreté, prend ici tout son sens : savoir accueillir l’autre sans jugement mais avec bienveillance, même cet autre est bizarre et incompréhensible,  et bien plus,  être persuadé que cette bizarrerie peut être source de richesse pour les autres enfants, les autres parents, les enseignants, l’école et la société.

Aussi, si « faire venir les parents à l’école », c’est les faire venir pour leur transmettre notre vision du monde, de l’éducation et du bien de l’enfant, pas étonnant que les parents aient peur de venir ! Par contre, si les faire venir, c’est leur donner une opportunité unique de transmettre aux autres (les adultes non pauvres, les enfants) leur expérience singulière, alors là, il y a de grandes chances que cela marche.

L’avis du CESE regorge d’exemples menés partout en France d’écoles, de centres sociaux, qui expérimentent l’ouverture aux parents, dans la bienveillance, le non –jugement, pour faire des lieux éducatifs  des « lieux sociaux » ouverts pour des temps formels et informels. Les exemples où ce sont les parents eux-mêmes qui viennent apporter leurs richesses et leurs savoir-faire dans ces lieux éducatifs  sont moins nombreux – et qui dit savoir-faire ne dit pas seulement le savoir-faire du couscous apporté le jour de la fête de l’école ! Quoiqu’en matière de couscous, je me souviens d’une action menée dans une école maternelle en REP sur le sujet de l’équilibre alimentaire. L’équipe pédagogique avait décidé d’ouvrir l’école aux parents le samedi matin pour qu’ils partagent avec leurs enfants un petit-déjeuner équilibré. L’action avait commencé timidement, puis les parents, invités à confectionner eux-mêmes la collation, avaient fini par proposer de vrais repas et on avait décalé le petit-déjeuner à 11h30 et dégusté du couscous ! Jamais la directrice n’avait vu autant de parents dans l’école, bientôt rejoints par des partenaires, des commerçants, des habitants du quartier par l’odeur alléchés. Les échanges sur tous les sujets allaient bon train, on se découvrait, on imaginait de se revoir en dehors et de faire des choses ensemble. Ici, l’équipe pédagogique avait fait confiance à la dynamique suggérée par les parents. Elle avait « raté » son action-modèle d’éducation nutritive (et fâché certainement ses financeurs) mais avait réussi l’échange avec les parents, la dédramatisation du contexte scolaire et la transmission à toute la communauté éducative d’une certaine forme de convivialité amenée par « les parents qui ne viennent jamais à l’école ».

Le Croisement des savoirs : quand « les pauvres » enseignent aux « riches »

ATD Quart Monde est une ressource de choix pour ceux qui veulent inverser la logique et faire en sorte que les parents pauvres soient aussi pourvoyeurs de savoirs. Ils ont initié le  « croisement des savoirs », qui a d’ailleurs été vécu par les membres du CESE et le rapporteur Jean-Paul Delahaye. Il s’agit d’une méthodologie où on construit un savoir commun sur un sujet, à parts égales entre « sachants »   (universitaires, spécialistes de la question), professionnels (ici, les professionnels de l’éducation), personnes « pauvres » et « non pauvres » (ici ce pourraient être les parents ou les enfants). Les personnes en situation de pauvreté, mises en confiance par un animateur qui leur ménage un espace de parole sécurisé, apportent leur expérience concrète de la situation. Savoirs chauds et savoirs froids, exposés théoriques et récits de vie et d’anecdotes  se mêlent pour aboutir à un savoir incarné. Cela permet aussi de valoriser les personnes en situation de pauvreté et d’installer une relation de réciprocité.

De telles expériences pourraient être menées à l’école ou au centre de loisirs, entre adultes ou entre enfants, afin que tombent les idées toutes faites et que l’escalator reparte dans le bon sens.