Le récit pour rêver ce qui n’a pas encore été pensé

« La légende des grandes cuillères
 

On  raconte  qu’un  voyageur,  après avoir parcouru la plupart des contrées de sa connaissance, se trouva un jour face à un embranchement inédit. Il prit la route de droite et se retrouva devant une  porte  qui n’avait pas de nom.
S’approchant,  il  entendit  des  cris  de souffrance et d’horribles gémissements.  Il  ouvrit  la  porte  et entra  dans  une  vaste  pièce  où  tout était  préparé  pour  un  extraordinaire festin.  Au  centre  était  dressée  une grande table, et sur cette table, un plat contenait  des  mets  délicieux  dont  les effluves    le faisaient saliver.
Cependant,  les  convives  assis  autour de  la  table  hurlaient  de  faim  :  les cuillères,  deux  fois  plus  longues  que leurs bras, étaient fixées à leurs mains de  telle  manière  qu’ils  pouvaient  se servir mais qu’aucun n’arrivait à porter la  nourriture  à  sa  bouche.  Effrayé,  le voyageur  rebroussa  chemin  et  choisit l’autre  embranchement.  Le  lieu  où  il parvint   semblait   en   tous   points identiques,  mais  en  s’approchant,  il n’entendit résonner que des éclats de rire et de bonne humeur. Les convives étaient  soumis  au  même  défi,  mais une seule chose avait changé : au lieu de tenter désespérément  de porter  la nourriture  à  leur  bouche,  ils  se nourrissaient les uns les autres.
»

 

Conte soufie cité par Laurence Druon*

 

« Pendant longtemps, le mode de transmission des valeurs, des règles de vie, des traditions, bref l’éducation au sens large, s’est fait sur le mode des histoires. Histoires vraies pour certaines, contes et légendes pour d’autres, donc avec également des fictions, mais un message authentique et porteur de sens, formateur » écrit Stéphane Dangel, spécialiste du StoryTelling sur le site ConseilsMarketing.fr.


Alors bien entendu, comme le laisse entendre le titre de l’article, il peut s’agir de valoriser « l’art de vendre en racontant des (belles) histoires ! ». Les histoires peuvent aussi conduire à « des dérives manipulatrices », à « des usages du storytelling laissant une grande place au mensonge» (par exemple dans le monde politique).


Est-ce une raison pour le condamner  « dans son ensemble comme étant forcément malfaisant ». Pour Stéphane Dangel, cela, « pour comparer, équivaudrait à punir toute une classe d’élèves parce que 5 % d’entre eux ont perturbé le cours ! Le pouvoir des histoires fait que des considérations éthiques sont indispensables, c’est aux utilisateurs du storytelling d’agir en personnes responsables. »


Et c’est bien ce que montre le travail de Laurence Druon dans son travail sur le récit comme acteur de transformation sociale. Il met en évidence le « pouvoir de dévoilement et de compréhension de réalités complexes » du récit lorsque celui-ci est vrai, « avec une intrigue, des images, des métaphores, une richesse langagière, des ambiguïtés, des ellipses » et qu’il laisse au récepteur « sa place entière d’interprétation ».


En effet, le  récit  « annonce ce qui est en germe dans la société ». Dans ce sens on peut même émettre l’hypothèse « qu’il contribue à modifier les comportements » et qu’ « il  aide  ceux  qui  veulent  bouger  les  lignes  à  rêver  ce  qui  n’a  pas encore été pensé ».


Pourtant, Laurence Druon met en garde « les récits qui parviennent à faire cela appartiennent au patrimoine commun de l’humanité (mythes, contes traditionnels) ou apparaissent parfois  dans  le  monde  moderne  et  ses  médias  multiples,  mais  toujours  à l’improviste. Créer de toutes pièces un mythe, un récit à la voix forte capable de bouger  les  montagnes  est  un  pari  quasiment  impossible  à  tenir.  Quand  cela marche  sans que  les  récepteurs  se  sentent  manipulés,  cela  relève  du  petit miracle.  Peut-être  est-ce  à  cause  de  cela  que  les  hommes  se  sont  méfiés  de Muthos et lui ont préféré Logos, plus docile … »


Dans le domaine de l’Education, nul doute que le récit sert –et depuis longtemps- l’acte de transmission. Il participe de la simplexité (définie par Alain Berthoz), c’est-à-dire qu’il dit de manière simple la complexité du monde et de ses codes. Mais son usage pédagogique peut aller bien au-delà. En permettant de donner une consistance –littéraire, créatrice, mythique- il ouvre le champ des possibles, permet d’envisager d’autres approches, d’autres démarches, d’autres significations, tant des savoirs que des savoir-être.


« C’est la fiction qui permet d’articuler la réalité » écrit Roger Lewinter dans Le récit et sa représentation. Ainsi bien davantage que se mentir, se raconter des histoires, c’est avant tout construire une autre approche du monde et d’y trouver sa place.

 

Denis ADAM, le 11 mai 2016

 

*Laurence Druon, militante du SEP UNSA, Le récit, acteur de transformation sociale http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01230533v1
 

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« La légende des grandes cuillères
 

On  raconte  qu’un  voyageur,  après avoir parcouru la plupart des contrées de sa connaissance, se trouva un jour face à un embranchement inédit. Il prit la route de droite et se retrouva devant une  porte  qui n’avait pas de nom.
S’approchant,  il  entendit  des  cris  de souffrance et d’horribles gémissements.  Il  ouvrit  la  porte  et entra  dans  une  vaste  pièce  où  tout était  préparé  pour  un  extraordinaire festin.  Au  centre  était  dressée  une grande table, et sur cette table, un plat contenait  des  mets  délicieux  dont  les effluves    le faisaient saliver.
Cependant,  les  convives  assis  autour de  la  table  hurlaient  de  faim  :  les cuillères,  deux  fois  plus  longues  que leurs bras, étaient fixées à leurs mains de  telle  manière  qu’ils  pouvaient  se servir mais qu’aucun n’arrivait à porter la  nourriture  à  sa  bouche.  Effrayé,  le voyageur  rebroussa  chemin  et  choisit l’autre  embranchement.  Le  lieu  où  il parvint   semblait   en   tous   points identiques,  mais  en  s’approchant,  il n’entendit résonner que des éclats de rire et de bonne humeur. Les convives étaient  soumis  au  même  défi,  mais une seule chose avait changé : au lieu de tenter désespérément  de porter  la nourriture  à  leur  bouche,  ils  se nourrissaient les uns les autres.
»

 

Conte soufie cité par Laurence Druon*

 

« Pendant longtemps, le mode de transmission des valeurs, des règles de vie, des traditions, bref l’éducation au sens large, s’est fait sur le mode des histoires. Histoires vraies pour certaines, contes et légendes pour d’autres, donc avec également des fictions, mais un message authentique et porteur de sens, formateur » écrit Stéphane Dangel, spécialiste du StoryTelling sur le site ConseilsMarketing.fr.


Alors bien entendu, comme le laisse entendre le titre de l’article, il peut s’agir de valoriser « l’art de vendre en racontant des (belles) histoires ! ». Les histoires peuvent aussi conduire à « des dérives manipulatrices », à « des usages du storytelling laissant une grande place au mensonge» (par exemple dans le monde politique).


Est-ce une raison pour le condamner  « dans son ensemble comme étant forcément malfaisant ». Pour Stéphane Dangel, cela, « pour comparer, équivaudrait à punir toute une classe d’élèves parce que 5 % d’entre eux ont perturbé le cours ! Le pouvoir des histoires fait que des considérations éthiques sont indispensables, c’est aux utilisateurs du storytelling d’agir en personnes responsables. »


Et c’est bien ce que montre le travail de Laurence Druon dans son travail sur le récit comme acteur de transformation sociale. Il met en évidence le « pouvoir de dévoilement et de compréhension de réalités complexes » du récit lorsque celui-ci est vrai, « avec une intrigue, des images, des métaphores, une richesse langagière, des ambiguïtés, des ellipses » et qu’il laisse au récepteur « sa place entière d’interprétation ».


En effet, le  récit  « annonce ce qui est en germe dans la société ». Dans ce sens on peut même émettre l’hypothèse « qu’il contribue à modifier les comportements » et qu’ « il  aide  ceux  qui  veulent  bouger  les  lignes  à  rêver  ce  qui  n’a  pas encore été pensé ».


Pourtant, Laurence Druon met en garde « les récits qui parviennent à faire cela appartiennent au patrimoine commun de l’humanité (mythes, contes traditionnels) ou apparaissent parfois  dans  le  monde  moderne  et  ses  médias  multiples,  mais  toujours  à l’improviste. Créer de toutes pièces un mythe, un récit à la voix forte capable de bouger  les  montagnes  est  un  pari  quasiment  impossible  à  tenir.  Quand  cela marche  sans que  les  récepteurs  se  sentent  manipulés,  cela  relève  du  petit miracle.  Peut-être  est-ce  à  cause  de  cela  que  les  hommes  se  sont  méfiés  de Muthos et lui ont préféré Logos, plus docile … »


Dans le domaine de l’Education, nul doute que le récit sert –et depuis longtemps- l’acte de transmission. Il participe de la simplexité (définie par Alain Berthoz), c’est-à-dire qu’il dit de manière simple la complexité du monde et de ses codes. Mais son usage pédagogique peut aller bien au-delà. En permettant de donner une consistance –littéraire, créatrice, mythique- il ouvre le champ des possibles, permet d’envisager d’autres approches, d’autres démarches, d’autres significations, tant des savoirs que des savoir-être.


« C’est la fiction qui permet d’articuler la réalité » écrit Roger Lewinter dans Le récit et sa représentation. Ainsi bien davantage que se mentir, se raconter des histoires, c’est avant tout construire une autre approche du monde et d’y trouver sa place.

 

Denis ADAM, le 11 mai 2016

 

*Laurence Druon, militante du SEP UNSA, Le récit, acteur de transformation sociale http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01230533v1