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Enseigner, ça s’apprend?

A l'occasion de la publication plus tôt ce trimestre de l'ouvrage Enseigner, ça s'apprend chez Retz dans la collection Mythes et réalités, Des Mots d'Educ interviewe deux des auteurs.

Enseigner, ça s’apprend (Retz) a été écrit par un collectif de chercheurs et de professionnels de l’éducation, le collectif «Didactique pour Enseigner». Le livre analyse des conceptions sur l’enseignement, qu’on peut trouver chez les professeurs, les formateurs, ou les chercheurs.

Frédéric Davignon pour Des mots d’Educ a posé quelques questions à deux des auteurs Gérard Sensevy et Loïs Lefeuvre pour mieux comprendre ce que l’on doit apprendre quand on enseigne.

Des mots d’Educ: Votre ouvrage s’intitule « Enseigner, ça s’apprend ». Selon vous, que doivent apprendre les enseignants ?

Gérard Sensevy, Loïs Lefeuvre: Il est difficile de répondre simplement à cette question. Nous pouvons nous appuyer sur ce que nous avons développé dans le chapitre 5 du livre. Les professeurs doivent:

1. maîtriser les savoirs, sachant que cette maîtrise est sans cesse à améliorer dans l’étude

2. maîtriser leur enseignabilité ; le fait que le savoir étudié doit donner forme aux dispositifs et aux gestes par lesquels les professeurs enseignent

3. devenir ainsi capables de comprendre la manière dont les élèves s’approprient ces savoirs.

Ces trois nécessités demandent la mise en place de dispositifs de formation (initiale et continue) où les enseignants (ré)étudient ainsi le savoir, en lien étroit avec la conception et l’analyse des manières (dispositifs et gestes) de les enseigner aux élèves. Ce cercle vertueux est le cœur du métier pour nous, il doit être celui de la profession de professeur.

Ce livre se veut un trait d’union entre recherche et terrain. Comment rapprocher le monde de la recherche de l’acte d’enseigner selon vous ?

Le cercle vertueux décrit ci-dessus pourrait être redécrit de la manière suivante. La recherche sur la profession doit selon nous pouvoir faire sienne ce qui structure les sciences, qu’on pourrait décrire ainsi: « comprendre (la pratique) pour transformer (la pratique), transformer (la pratique) pour comprendre (la pratique) ». Cette double insistance sur la dialectique transformation/compréhension et sur la pratique fait comprendre qu’on ne peut pas, et qu’on ne doit pas, faire de la recherche sur le métier de professeur sans les professeurs. Nous avons donc mis en place des ingénieries coopératives (cf. chapitre 9 d’Enseigner, ça s’apprend) dans lesquelles professeurs et chercheurs travaillent ensemble à l’élaboration de séquences d’enseignement. C’est un processus de longue durée, dans lequel, après avoir étudié ensemble le savoir, le collectif coopératif conçoit un dispositif d’enseignement, et élabore les gestes d’enseignement qui vont le faire fonctionner. La séquence ainsi produite est mise en œuvre dans des classes. Cette mise en œuvre est documentée avec précision, en particulier avec des systèmes hypermédias fondés sur des films de la pratique. Cette documentation permet au collectif d’étudier la séquence et de la réviser, pour une nouvelle mise en œuvre, etc. Ce processus itératif doit permettre à la fois aux professeurs et aux chercheurs de mieux se comprendre, à chacun de mieux agir, et aux élèves de mieux apprendre1.

Un regard critique est parfois jeté sur les ressources officielles proposées aux enseignants, comme par exemple sur les ressources Eduscol dans le chapitre sur la différenciation. Est-ce à dire que les enseignants doivent se distancier de ces contenus ? Comment peuvent-ils s’outiller pour avoir un regard critique et s’y retrouver ?

Le difficulté ne nous semble pas tenir à une «r essource » en particulier, mais à toute forme de textualisation ; ne permettant pas aux professeurs d’avoir une prise réelle sur la mise en œuvre des ressources qu’ils tentent de s’approprier. Pour nous, ils s’agit de développer, en particulier au sein d’ingénieries coopératives telles que nous les avons décrites ci-dessus, de nouvelles formes de textualisation. Ces nouvelles formes augmentent la qualité de documentation de la pratique, notamment grâce à des systèmes hypermédias2 toujours en devenir, fondés sur des films de la pratique commentés et annotés par des professeurs et des chercheurs. Elles permettent d’autre part, à l’intérieur d’une équipe de recherche liant professeurs et chercheurs, de mieux travailler à l’amélioration des séquences d’enseignement, et, au-delà de cette équipe, à l’appropriation et à la diffusion de ces séquences.

Dans votre ouvrage, vous rejetez le « dualisme » qui constitue souvent la base de l’action pédagogique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Un dualisme qu’il faut dissoudre, selon nous, c’est celui de la théorie et de la pratique, qui oppose « ceux qui pensent », et « ceux qui agissent ». Dans l’introduction du livre, nous explicitons le fait que le métier de professeur, en regard de celui d’ingénieur, de médecin, ou d’avocat, peut être vu comme une semi-profession, au sens, par exemple, où il ne bénéficie pas d’une relation forte et créatrice avec la recherche, et où l’institution fonctionne largement par injonctions, de ceux qui savent et décident à ceux qui font appliquent (voire exécutent), d’un manière qui semblerait illégitime dans bien des professions. De telles injonctions peuvent consacrer par ailleurs une seconde forme de dualisme, qui tend à opposer et séparer ce qui doit être dialectisé : par exemple, un professeur doit par moments se taire et par moments s’exprimer, en fonction des savoirs, de la situation, de l’action de l’élève. Cette dialectique de l’implicite et de l’explicite a été malheureusement remplacée, souvent, par des injonctions au « constructivisme », ou à « l’enseignement direct », qui ne respectent pas la complexité et la subtilité du métier (cf. Le chapitre 3 d’Enseigner, ça s’apprend). Le professeur fait ce que font les artistes, les artisans, les ouvriers, les scientifiques. Pour qu’il réussisse, ses actes et sa pensée doivent être entrelacés dans la pratique.

Vous travaillez vous-même à l’INSPE de Bretagne. Voyez-vous dans la formation actuelle des enseignants tant initiale que continue des éléments à modifier ou améliorer ?

La formation initiale actuelle nous paraît à la fois déraisonnable et inefficace. Plutôt que de montrer en quoi, décrivons l’architecture de formation que nous proposons de réaliser.
Les futurs professeurs, durant leur licence à l’université, vont régulièrement en stage dans des établissements scolaires, en participant aux travaux collectifs des professeurs, par exemple au sein de dispositifs coopératifs semblables à ceux que nous avons décrits ci-dessus. Avec une licence ainsi conçue, ils passent un concours à la fois exigeant sur le plan des savoirs, et professionnalisé (notamment sur la base des stages suivis durant la licence). La réussite au concours les rend fonctionnaires stagiaires, pendant les deux années de formation spécifiques au métier, qui s’effectuent dans des instituts de formation autonomes dans l’université (sur le modèle administratif des IUFM). Cette formation est conçue dans une articulation forte et concrète entre recherche et profession, notamment par l’intégration des professeurs en formation au sein de dispositifs de coopération du type « ingénierie coopérative », ces dispositifs constituant le lieu d’élaboration de leurs mémoires de recherche. À la fin de leur formation, les professeurs obtiennent un master sur titre, comme dans certaines écoles d’ingénieur.
La formation continue, elle, fonctionne sur un modèle semblable, dans lequel les collectifs de professeurs et de chercheurs travaillent ensemble à la production et l’amélioration de séquences, regroupées dans une bibliothèque numérique qui constitue peu à peu un corpus d’œuvres pour la profession.
Quel est le principal obstacle à une telle architecture ? Sans doute le manque d’une volonté politique. Mais aussi l’argent. Rappelons alors – il est toujours davantage de circonstance – le mot attribué à Lincoln : « If you think education is expensive, try ignorance »

1.On peut trouver des exemples de tels dispositifs dans les recherches « Fables » (https://magistere.education.fr, enseigner les fables de La Fontaine à l’école), et Arithmétique et Compréhension à l’École élémentaire (http://ife.ens-lyon.fr/lea/le-reseau/les-differents-lea/reseau-ace-ecoles-bretagne-provence).

2. Pour un exemple prototypique dans la recherche ACE, voir les systèmes hypermédias attachés à certains éléments de cette recherche ;http://pukao.espe-bretagne.fr/public/shtis/leaace/accueil.html

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Enseigner, ça s’apprend (Retz) a été écrit par un collectif de chercheurs et de professionnels de l’éducation, le collectif «Didactique pour Enseigner». Le livre analyse des conceptions sur l’enseignement, qu’on peut trouver chez les professeurs, les formateurs, ou les chercheurs.

Frédéric Davignon pour Des mots d’Educ a posé quelques questions à deux des auteurs Gérard Sensevy et Loïs Lefeuvre pour mieux comprendre ce que l’on doit apprendre quand on enseigne.

Des mots d’Educ: Votre ouvrage s’intitule « Enseigner, ça s’apprend ». Selon vous, que doivent apprendre les enseignants ?

Gérard Sensevy, Loïs Lefeuvre: Il est difficile de répondre simplement à cette question. Nous pouvons nous appuyer sur ce que nous avons développé dans le chapitre 5 du livre. Les professeurs doivent:

1. maîtriser les savoirs, sachant que cette maîtrise est sans cesse à améliorer dans l’étude

2. maîtriser leur enseignabilité ; le fait que le savoir étudié doit donner forme aux dispositifs et aux gestes par lesquels les professeurs enseignent

3. devenir ainsi capables de comprendre la manière dont les élèves s’approprient ces savoirs.

Ces trois nécessités demandent la mise en place de dispositifs de formation (initiale et continue) où les enseignants (ré)étudient ainsi le savoir, en lien étroit avec la conception et l’analyse des manières (dispositifs et gestes) de les enseigner aux élèves. Ce cercle vertueux est le cœur du métier pour nous, il doit être celui de la profession de professeur.

Ce livre se veut un trait d’union entre recherche et terrain. Comment rapprocher le monde de la recherche de l’acte d’enseigner selon vous ?

Le cercle vertueux décrit ci-dessus pourrait être redécrit de la manière suivante. La recherche sur la profession doit selon nous pouvoir faire sienne ce qui structure les sciences, qu’on pourrait décrire ainsi: « comprendre (la pratique) pour transformer (la pratique), transformer (la pratique) pour comprendre (la pratique) ». Cette double insistance sur la dialectique transformation/compréhension et sur la pratique fait comprendre qu’on ne peut pas, et qu’on ne doit pas, faire de la recherche sur le métier de professeur sans les professeurs. Nous avons donc mis en place des ingénieries coopératives (cf. chapitre 9 d’Enseigner, ça s’apprend) dans lesquelles professeurs et chercheurs travaillent ensemble à l’élaboration de séquences d’enseignement. C’est un processus de longue durée, dans lequel, après avoir étudié ensemble le savoir, le collectif coopératif conçoit un dispositif d’enseignement, et élabore les gestes d’enseignement qui vont le faire fonctionner. La séquence ainsi produite est mise en œuvre dans des classes. Cette mise en œuvre est documentée avec précision, en particulier avec des systèmes hypermédias fondés sur des films de la pratique. Cette documentation permet au collectif d’étudier la séquence et de la réviser, pour une nouvelle mise en œuvre, etc. Ce processus itératif doit permettre à la fois aux professeurs et aux chercheurs de mieux se comprendre, à chacun de mieux agir, et aux élèves de mieux apprendre1.

Un regard critique est parfois jeté sur les ressources officielles proposées aux enseignants, comme par exemple sur les ressources Eduscol dans le chapitre sur la différenciation. Est-ce à dire que les enseignants doivent se distancier de ces contenus ? Comment peuvent-ils s’outiller pour avoir un regard critique et s’y retrouver ?

Le difficulté ne nous semble pas tenir à une «r essource » en particulier, mais à toute forme de textualisation ; ne permettant pas aux professeurs d’avoir une prise réelle sur la mise en œuvre des ressources qu’ils tentent de s’approprier. Pour nous, ils s’agit de développer, en particulier au sein d’ingénieries coopératives telles que nous les avons décrites ci-dessus, de nouvelles formes de textualisation. Ces nouvelles formes augmentent la qualité de documentation de la pratique, notamment grâce à des systèmes hypermédias2 toujours en devenir, fondés sur des films de la pratique commentés et annotés par des professeurs et des chercheurs. Elles permettent d’autre part, à l’intérieur d’une équipe de recherche liant professeurs et chercheurs, de mieux travailler à l’amélioration des séquences d’enseignement, et, au-delà de cette équipe, à l’appropriation et à la diffusion de ces séquences.

Dans votre ouvrage, vous rejetez le « dualisme » qui constitue souvent la base de l’action pédagogique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Un dualisme qu’il faut dissoudre, selon nous, c’est celui de la théorie et de la pratique, qui oppose « ceux qui pensent », et « ceux qui agissent ». Dans l’introduction du livre, nous explicitons le fait que le métier de professeur, en regard de celui d’ingénieur, de médecin, ou d’avocat, peut être vu comme une semi-profession, au sens, par exemple, où il ne bénéficie pas d’une relation forte et créatrice avec la recherche, et où l’institution fonctionne largement par injonctions, de ceux qui savent et décident à ceux qui font appliquent (voire exécutent), d’un manière qui semblerait illégitime dans bien des professions. De telles injonctions peuvent consacrer par ailleurs une seconde forme de dualisme, qui tend à opposer et séparer ce qui doit être dialectisé : par exemple, un professeur doit par moments se taire et par moments s’exprimer, en fonction des savoirs, de la situation, de l’action de l’élève. Cette dialectique de l’implicite et de l’explicite a été malheureusement remplacée, souvent, par des injonctions au « constructivisme », ou à « l’enseignement direct », qui ne respectent pas la complexité et la subtilité du métier (cf. Le chapitre 3 d’Enseigner, ça s’apprend). Le professeur fait ce que font les artistes, les artisans, les ouvriers, les scientifiques. Pour qu’il réussisse, ses actes et sa pensée doivent être entrelacés dans la pratique.

Vous travaillez vous-même à l’INSPE de Bretagne. Voyez-vous dans la formation actuelle des enseignants tant initiale que continue des éléments à modifier ou améliorer ?

La formation initiale actuelle nous paraît à la fois déraisonnable et inefficace. Plutôt que de montrer en quoi, décrivons l’architecture de formation que nous proposons de réaliser.
Les futurs professeurs, durant leur licence à l’université, vont régulièrement en stage dans des établissements scolaires, en participant aux travaux collectifs des professeurs, par exemple au sein de dispositifs coopératifs semblables à ceux que nous avons décrits ci-dessus. Avec une licence ainsi conçue, ils passent un concours à la fois exigeant sur le plan des savoirs, et professionnalisé (notamment sur la base des stages suivis durant la licence). La réussite au concours les rend fonctionnaires stagiaires, pendant les deux années de formation spécifiques au métier, qui s’effectuent dans des instituts de formation autonomes dans l’université (sur le modèle administratif des IUFM). Cette formation est conçue dans une articulation forte et concrète entre recherche et profession, notamment par l’intégration des professeurs en formation au sein de dispositifs de coopération du type « ingénierie coopérative », ces dispositifs constituant le lieu d’élaboration de leurs mémoires de recherche. À la fin de leur formation, les professeurs obtiennent un master sur titre, comme dans certaines écoles d’ingénieur.
La formation continue, elle, fonctionne sur un modèle semblable, dans lequel les collectifs de professeurs et de chercheurs travaillent ensemble à la production et l’amélioration de séquences, regroupées dans une bibliothèque numérique qui constitue peu à peu un corpus d’œuvres pour la profession.
Quel est le principal obstacle à une telle architecture ? Sans doute le manque d’une volonté politique. Mais aussi l’argent. Rappelons alors – il est toujours davantage de circonstance – le mot attribué à Lincoln : « If you think education is expensive, try ignorance »

1.On peut trouver des exemples de tels dispositifs dans les recherches « Fables » (https://magistere.education.fr, enseigner les fables de La Fontaine à l’école), et Arithmétique et Compréhension à l’École élémentaire (http://ife.ens-lyon.fr/lea/le-reseau/les-differents-lea/reseau-ace-ecoles-bretagne-provence).

2. Pour un exemple prototypique dans la recherche ACE, voir les systèmes hypermédias attachés à certains éléments de cette recherche ;http://pukao.espe-bretagne.fr/public/shtis/leaace/accueil.html