Comment remettre les savoirs au centre du débat éducatif ?
Pouvez-vous nous expliquer ce qui se cache derrière le mot « curriculum » ?
Rappelons d’abord que ce terme n’a de sens obscur qu’en France, tant il est couramment employé ailleurs, dans les pays anglo-saxons comme dans les pays latins, les pays émancipés de la colonisation et les organisations internationales d’éducation.
Comme son étymologie latine le suggère, il s’agit de penser l’éducation, la formation comme un parcours, celui dont les élèves font l’expérience dès leur entrée à l’école.
Considérer l’école d’un point de vue curriculaire, c’est partir du parcours des élèves plutôt que des disciplines scolaires et de leurs programmes institués comme on le fait traditionnellement dans notre pays. Et c’est s’interroger sur les finalités de ce parcours et les valeurs qu’il met en œuvre.
Que nous disent les parcours effectivement vécus par les élèves ? Que le collège prétendument unique fonctionne comme une gare de triage, où vont être écartés de l’accès aux lycées généraux et technologiques tous ceux que leurs résultats scolaires considérés insuffisants prédestineraient à la voie professionnelle. Si les enfants de milieux populaires sont surreprésentés dans la voie professionnelle et ceux de milieux privilégiés surreprésentés dans la voie générale comme l’atteste chaque année la publication officielle L’état de l’école,c’est parce que les savoirs enseignés aux élèves, la manière dont ils sont notés, jouent parfaitement le rôle discriminant attendu d’eux. Selon les « enfances de classes » que les élèves ont vécues, ils seront en familiarité avec les savoirs académiques transmis à l’école et les savoirs de vie acquis en famille, ou en exil dans ces mêmes savoirs, ces apprentissages si éloignés de leur culture propre, et en méconnaissance de savoirs de vie très précieux pour la réussite scolaire.
Interpeller le curriculum réel des élèves français, c’est interroger ce qu’on leur enseigne et comment on l’apprend et évalue son apprentissage, en se demandant d’abord quelle finalité nous souhaitons donner à l’école : fournir une élite dirigeante et une main d’oeuvre adaptée aux emplois proposés dans les entreprises dirigées par cette élite, auquel cas le curriculum actuel joue parfaitement son rôle, ou former des citoyens capables de s’orienter dans un monde complexe, de déjouer les pièges des dogmatismes et des complotismes, de coopérer à l’avènement d’une société faisant vivre au quotidien les principes de la République ?
Les savoirs actuellement proposés aux élèves sont essentiellement du ressort d’une instruction académique, les dimensions d’éducation sont pour la plupart reléguées dans des « éducations à… » qui n’ont de place aléatoire que dans les interstices des cours. Le choix des disciplines enseignées, les choix de ce qu’elles enseignent et n’enseignent pas, la hiérarchie entre elles méritent d’être réexaminés. C’est en ces termes curriculaires qu’il faut poser la question de l’avenir de notre institution éducative du 21e siècle.
Comment s’organise le travail de réflexion du CICUR ? Est-il ouvert à toute personne de bonne volonté ?
Ce travail prend de multiples formes, et se traduit régulièrement par des manifestations publiques où il est fait appel à toutes celles et ceux qui souhaitent participer à notre réflexion. En novembre 2021, nous avons tenu une journée de réflexion publique à la BnF. Nous y avons notamment présenté les groupes de travail que nous souhaitions mettre en place, en proposant aux participants de s’y associer. Sont ainsi nés cinq groupes de travail qui depuis novembre 2022 prennent en charge l’organisation et le déroulement de séances d’un séminaire filé en ligne. A l’issue de ce séminaire 2022-23, nous organiserons des assises de la culture scolaire, destinées à mettre en débat des orientations pour une politique éducative curriculaire en France.
Bien entendu notre blog propose de multiples ressources et contributions pour ce débat que nous souhaitons le plus large possible : notre forum publie des contributions d’auteurs intéressés par notre démarche et nous répondons à celles et ceux qui nous écrivent et parfois nous rejoignent. Des blogs de membres du CICUR, comme celui de Philippe Champy ou le mien, contribuent publiquement à la réflexion commune.
Le discours politique invoque régulièrement sur les savoirs fondamentaux que l’Ecole aurait abandonnés ou délaissés. Or, les professionnels de l’éducation les ont toujours pratiqués et continuent de les enseigner. Pourquoi faudrait-il y revenir ?
Selon vous, les fondamentaux se limitent-ils à lire-écrire-compter ?
Il faudrait se souvenir que Jules Ferry distinguait « l’enseignement fondamental et traditionnel du lire, écrire, compter » de « la chose principale », constituée de « tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix » (les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel de l’atelier placé à côté de l’école, le chant, la musique chorale) seuls capables de « faire de l’école primaire une école d’éducation libérale ». Supprimer en 2023 l’heure de technologie en 6e pour renforcer le lire-écrire ou le compter, c’est ignorer qu’on fait aussi du français et des mathématiques en technologie en produisant, créant autre chose qu’une piètre dictée. C’est manifester une vision extrêmement utilitaire et restreinte de la culture transmise à tous les élèves par l’école, et réserver la culture humaniste du 21e siècle à quelques-uns seulement.
Les fondamentaux -traditionnels déjà à la fin du 19e siècle- sont aujourd’hui bien insuffisants à équiper les jeunes pour entrer dans un monde où les transitions climatique, énergétique, démographique, numérique nécessitent d’appréhender la complexité du réel et d’être capable de coopération, d’action collective, de prise de responsabilité à l’issue de débats argumentés échappant à tous les obscurantismes. Nous pensons que le curriculum indispensable aux élèves d’aujourd’hui doit leur proposer des savoirs reliés et non éparpillés comme ils le sont aujourd’hui, et cultiver chez eux le respect de soi, de tous les autres, du vivant, et le goût de la délibération et de l’action collective des citoyens du monde.