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Autour des représentations du numérique, entretien avec André Tricot

André Tricot dirige la collection "mythes et réalités" chez Retz dans laquelle il a publié à la rentré 2020 la 2e édition d' "apprendre avec le numérique, mythes et réalités" avec Franck Amadieu. Dans le contexte scolaire actuel avec des formats de cours hybrides, il répond à nos questions autour des représentations du numérique dans le cadre scolaire.

André Tricot1 dirige la collection « mythes et réalités » chez Retz dans laquelle il a publié à la rentré 2020 la 2e édition d’ « apprendre avec le numérique, mythes et réalités » avec Franck Amadieu. Dans le contexte scolaire actuel avec des formats de cours hybrides, il répond à nos questions autour des représentations du numérique dans le cadre scolaire.

Vous avez écrit une 1ère version d’ « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités » chez Retz en 2014. Pourquoi une 2e version en 2020 ? Les choses ont-elles changé ?

Oui les choses ont changé. Mais plus encore les mythes à propos du numérique en éducation ne cessent de se régénérer. Comme nous le disons en introduction, il y a eu 10 fois plus de publications consacrées au jeux sérieux entre 2014 et 2020, qu’entre le début du 20ème siècle et 2014 (oui, vous avez bien lu, dix fois en six ans qu’en cent et quelques années, pour une idée déjà évoquée à l’antiquité, ce n’est quand même pas rien). Les outils numériques pour enseigner et apprendre à distance constituaient un sujet relativement serein en 2014, il est devenu d’une douloureuse actualité en 2020. Nous avons d’ailleurs rédigé cette seconde édition pendant le premier confinement du printemps. Les deux grands mythes qui ont émergé depuis 2014 concernent l’enseignement du code et les apports de l’intelligence artificielle à l’éducation. De manière intéressante ce sont deux mythes qui occupaient le devant de la scène dans les années 1980, et après un passage à vide, ils sont revenus en force à la fin des années 2010.

La crise sanitaire en cours fait fortement augmenter l’usage des outils numériques dans le cadre scolaire, en particulier avec l’enseignement hybride ou distanciel. Quel regard portez-vous en tant que chercheur sur la période en cours et cet usage ?

Il y a tellement d’enseignements à tirer de cette période, et comme nous sommes encore en plein dedans, j’imagine que nous avons encore beaucoup à apprendre. La première chose qui m’a marquée, c’est le fait que les enseignants dont on dit qu’ils sont résistants au changement, ont quand même radicalement changé leur façon d’enseigner en quelques semaines à peine. Comme de nombreux êtres humains, quand il faut faire face, ils font face, et de manière admirable. Mais les changements imposés par ce confinement étaient autrement plus importants que les discours à la mode en éducation qui changent tous les quatre matins, pour essentiellement radoter des choses déjà dites par Montaigne et Rousseau. J’ai aussi été impressionné par le fait que nous avons redécouvert ce que les professionnels de l’enseignement à distance savent déjà : enseigner à distance ce n’est pas transposer son enseignement en présence avec une classe virtuelle. Ce sont bien de nouveaux scénarios qu’il faut concevoir, avec une interaction (notamment non-verbale) et une régulation dégradée, avec la nécessité d’être beaucoup plus précis dans la planification et l’explicitation.

Dans votre ouvrage, vous évoquez l’importance de la formation des enseignants pour un usage efficient des outils numériques en classe. Que devrait idéalement contenir cette formation pour atteindre son but ?

Oui c’est un des résultats des recherches dans de nombreux pays : la formation des enseignants à l’utilisation d’un outil numérique est une condition d’efficacité de cet outil. Et la réciproque est vraie : une absence de formation des enseignants peut contribuer à l’inefficacité d’un outil. A un niveau macroscopique cela pourrait expliquer le fameux résultat de l’OCDE, qui met en évidence une corrélation négative entre les politiques d’équipement numérique et les apprentissages des élèves. Il est possible d’affirmer qu’une politique d’équipement qui n’est pas accompagnée d’une politique de formation a peu de chances d’être efficace. Et c’est sans doute d’une formation / accompagnement tout au long de la vie, centrée sur les fonctions pédagogiques des outils numériques, qu’il s’agit.

Page 132 vous écrivez : « Les compétences acquises par la pratique domestique du numérique pourraient, selon nous, être prises en compte dans la conception des situations d’enseignement, soit comme point de départ pour aller plus loin, soit comme obstacles à dépasser ». Pouvez-vous préciser votre propos ?

Oui par exemple, les enfants et les adolescents utilisent Google ou Youtube pour rechercher de l’information dans leurs activités quotidiennes. Quand on enseigne des compétences documentaires, notamment la recherche d’information, on ne peut pas ignorer ce que les enfants et les adolescents font avec Google et Youtube, ce qu’ils savent faire, ne savent pas faire et ce qu’ils croient savoir faire. Exactement comme quand on enseigne le système solaire : nous devons prendre en compte le fait que la majorité des enfants, notamment au cours moyen, pensent que soleil tourne autour de la terre.

14 mythes sur le numérique sont traités dans le livre. Le 14e, « le numérique va modifier le statut même des savoirs, des enseignants et des élèves » est « le plus fascinant » selon vous (p.146). Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Depuis une bonne dizaine d’années en effet, est apparue l’idée selon laquelle la facilité d’accès aux connaissances sur le Web modifie le statut des savoirs, des enseignants et des élèves. Les élèves ayant accès directement aux connaissances, ils peuvent attendre d’en avoir besoin pour les chercher. Les enseignants seraient par conséquent des médiateurs entre ces ressources disponibles et les élèves qui se posent des questions. Cette vue me semble extrêmement naïve et passer complètement à côté du rôle des enseignants et de l’école. Tout d’abord parce que ce n’est pas l’ignorance qui fait que les humains se posent des questions, c’est au contraire c’est la connaissance. L’incertitude est strictement l’opposée de l’ignorance. Ensuite parce que le rôle des enseignants n’est pas de donner accès à des connaissances, mais d’enseigner. L’amélioration de l’accès aux connaissances, depuis la bibliothèque d’Alexandrie à l’invention de l’imprimerie, puis du cinéma, de la radio et de la télévision, n’a jamais résolu le moindre problème d’enseignement.

1André Tricot est professeur et chercheur à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, il fait partie du laboratoire Epsylon (dynamique des Capacités Humaines et des Conduites de santé). Son travail concerne les apprentissages et la recherche d’information avec des documents numériques selon une approche cognitive et ergonomique, il s’intéresse aussi à la théorie de la charge cognitive et à l’ergonomie des interactions humain-machine.

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André Tricot1 dirige la collection « mythes et réalités » chez Retz dans laquelle il a publié à la rentré 2020 la 2e édition d’ « apprendre avec le numérique, mythes et réalités » avec Franck Amadieu. Dans le contexte scolaire actuel avec des formats de cours hybrides, il répond à nos questions autour des représentations du numérique dans le cadre scolaire.


Vous avez écrit une 1ère version d’ « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités » chez Retz en 2014. Pourquoi une 2e version en 2020 ? Les choses ont-elles changé ?

Oui les choses ont changé. Mais plus encore les mythes à propos du numérique en éducation ne cessent de se régénérer. Comme nous le disons en introduction, il y a eu 10 fois plus de publications consacrées au jeux sérieux entre 2014 et 2020, qu’entre le début du 20ème siècle et 2014 (oui, vous avez bien lu, dix fois en six ans qu’en cent et quelques années, pour une idée déjà évoquée à l’antiquité, ce n’est quand même pas rien). Les outils numériques pour enseigner et apprendre à distance constituaient un sujet relativement serein en 2014, il est devenu d’une douloureuse actualité en 2020. Nous avons d’ailleurs rédigé cette seconde édition pendant le premier confinement du printemps. Les deux grands mythes qui ont émergé depuis 2014 concernent l’enseignement du code et les apports de l’intelligence artificielle à l’éducation. De manière intéressante ce sont deux mythes qui occupaient le devant de la scène dans les années 1980, et après un passage à vide, ils sont revenus en force à la fin des années 2010.

La crise sanitaire en cours fait fortement augmenter l’usage des outils numériques dans le cadre scolaire, en particulier avec l’enseignement hybride ou distanciel. Quel regard portez-vous en tant que chercheur sur la période en cours et cet usage ?

Il y a tellement d’enseignements à tirer de cette période, et comme nous sommes encore en plein dedans, j’imagine que nous avons encore beaucoup à apprendre. La première chose qui m’a marquée, c’est le fait que les enseignants dont on dit qu’ils sont résistants au changement, ont quand même radicalement changé leur façon d’enseigner en quelques semaines à peine. Comme de nombreux êtres humains, quand il faut faire face, ils font face, et de manière admirable. Mais les changements imposés par ce confinement étaient autrement plus importants que les discours à la mode en éducation qui changent tous les quatre matins, pour essentiellement radoter des choses déjà dites par Montaigne et Rousseau. J’ai aussi été impressionné par le fait que nous avons redécouvert ce que les professionnels de l’enseignement à distance savent déjà : enseigner à distance ce n’est pas transposer son enseignement en présence avec une classe virtuelle. Ce sont bien de nouveaux scénarios qu’il faut concevoir, avec une interaction (notamment non-verbale) et une régulation dégradée, avec la nécessité d’être beaucoup plus précis dans la planification et l’explicitation.


Dans votre ouvrage, vous évoquez l’importance de la formation des enseignants pour un usage efficient des outils numériques en classe. Que devrait idéalement contenir cette formation pour atteindre son but ?

Oui c’est un des résultats des recherches dans de nombreux pays : la formation des enseignants à l’utilisation d’un outil numérique est une condition d’efficacité de cet outil. Et la réciproque est vraie : une absence de formation des enseignants peut contribuer à l’inefficacité d’un outil. A un niveau macroscopique cela pourrait expliquer le fameux résultat de l’OCDE, qui met en évidence une corrélation négative entre les politiques d’équipement numérique et les apprentissages des élèves. Il est possible d’affirmer qu’une politique d’équipement qui n’est pas accompagnée d’une politique de formation a peu de chances d’être efficace. Et c’est sans doute d’une formation / accompagnement tout au long de la vie, centrée sur les fonctions pédagogiques des outils numériques, qu’il s’agit.

Page 132 vous écrivez : « Les compétences acquises par la pratique domestique du numérique pourraient, selon nous, être prises en compte dans la conception des situations d’enseignement, soit comme point de départ pour aller plus loin, soit comme obstacles à dépasser ». Pouvez-vous préciser votre propos ?

Oui par exemple, les enfants et les adolescents utilisent Google ou Youtube pour rechercher de l’information dans leurs activités quotidiennes. Quand on enseigne des compétences documentaires, notamment la recherche d’information, on ne peut pas ignorer ce que les enfants et les adolescents font avec Google et Youtube, ce qu’ils savent faire, ne savent pas faire et ce qu’ils croient savoir faire. Exactement comme quand on enseigne le système solaire : nous devons prendre en compte le fait que la majorité des enfants, notamment au cours moyen, pensent que soleil tourne autour de la terre.

14 mythes sur le numérique sont traités dans le livre. Le 14e, « le numérique va modifier le statut même des savoirs, des enseignants et des élèves » est « le plus fascinant » selon vous (p.146). Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Depuis une bonne dizaine d’années en effet, est apparue l’idée selon laquelle la facilité d’accès aux connaissances sur le Web modifie le statut des savoirs, des enseignants et des élèves. Les élèves ayant accès directement aux connaissances, ils peuvent attendre d’en avoir besoin pour les chercher. Les enseignants seraient par conséquent des médiateurs entre ces ressources disponibles et les élèves qui se posent des questions. Cette vue me semble extrêmement naïve et passer complètement à côté du rôle des enseignants et de l’école. Tout d’abord parce que ce n’est pas l’ignorance qui fait que les humains se posent des questions, c’est au contraire c’est la connaissance. L’incertitude est strictement l’opposée de l’ignorance. Ensuite parce que le rôle des enseignants n’est pas de donner accès à des connaissances, mais d’enseigner. L’amélioration de l’accès aux connaissances, depuis la bibliothèque d’Alexandrie à l’invention de l’imprimerie, puis du cinéma, de la radio et de la télévision, n’a jamais résolu le moindre problème d’enseignement.

 

1André Tricot est professeur et chercheur à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, il fait partie du laboratoire Epsylon (dynamique des Capacités Humaines et des Conduites de santé). Son travail concerne les apprentissages et la recherche d’information avec des documents numériques selon une approche cognitive et ergonomique, il s’intéresse aussi à la théorie de la charge cognitive et à l’ergonomie des interactions humain-machine.