Le privilège de savoir

Cette nuit, nous avons aboli les privilèges. Les résultats n’en sont peut-être pas encore très visibles, mais cette révolution a eu lieu. Cette nuit entre le 4 et le 5 août. Enfin, pour être exact, cette nuit mais il y a 226 ans. C’est, du moins, ce que nos apprennent les manuels d’Histoire de France.

C’est surtout la date et l’affirmation symbolique de la fin de la féodalité et donc la possibilité d’entrer dans une relation entre des individus considérés comme égaux entre eux : la République. Pas de déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen sans abolition des privilèges. Pas de citoyens libres et égaux sans la suppression de la dime, des corvées et autres obligation dues par les plus pauvres aux « seigneurs » et à l’église. La nuit du 4 août 1789 (même s’il faudra attendre le décret du 25 août 1792, quelques jours après la chute de la monarchie, pour que l’ensemble des droits féodaux soit irrévocablement aboli définitivement sans contrepartie ni exception) mettait fin au privilège de l’argent et de la religion.

Cette même volonté présida presqu’un siècle plus tard avec l’ambition de rendre tous les enfants égaux devant un enseignement voulu obligatoire, gratuit et laïque tel que l’a institué les lois de Jules Ferry. Car c’est le même esprit qui lie République et Education, et tout particulièrement, République et Ecole, celui de mettre fin aux privilèges… et tout d’abord à ceux liés à la naissance.

Or, il y a loin des ambitions à la réalité.

Après plus de 225 ans pour l’Etat et plus de 125 ans pour l’Ecole, le privilège d’être bien né demeure un atout essentiel dans la vie.

En étudiant la population des écoles publiques d’ingénieurs, le rapport du Cgefi conclut que, si le taux de féminisation et de présence des boursiers demeure faible et inégal, « le constat d’inégalité est encore plus accentué s’agissant des origines socioprofessionnelles des élèves« . Ainsi en examinant le taux d’enfants des professions et catégories socioprofessionnelles 5 et 6 de l’Insee (ouvriers et employés) parmi les effectifs étudiants des 59 écoles, les auteurs montrent que ce taux s’élève, en moyenne, à 12 %, record battu par l’École polytechnique avec un peu plus de 1 %.

Le rapport constate également que « le taux de boursiers reste faible dans les écoles les plus prestigieuses, lesquelles restant dans les faits peu ouvertes à la diversité sociale » et en déduit que « les filtres de sélection négative jouent tout au long de l’enseignement secondaire« , et que « les classes préparatoires représentent une phase importante du filtre« . Or, chacun le sait, l’accès à ces classes préparatoires est favorisé lorsqu’on est dans le « bon lycée », « dans la bonne filière » et donc que l’on a bénéficié d’ « une bonne orientation » dès le collège… et ainsi de suite depuis le début de la scolarité… la fin –accéder à une grande école prestigieuse- justifie les moyens d’une sélection des plus précoces et impose, à quelques exceptions près, une homogénéité d’appartenance sociale, un entre soi culturel, un privilège de classe.

Le mal est ici plus facile à décrire qu’à guérir.

On connait –trop bien- les arguments de ceux qui tiennent à la pérennité de ce système : « ne pas baisser le niveau », « ne pas fragiliser ce qui marche », « un taux d’insertion professionnelle proche de 100% », « le besoin d’une élite »…
On peut aussi se rassurer en se comparant. Malgré ses imperfections, le système éducatif français accueille tous les enfants ce qui, vu d’ailleurs et tout spécialement des pays en développement, est un privilège pour lequel se battent les organisations internationales, UNESCO et Internationale de l’Education (IE) en tête, mais qui est encore, hélas, loin d’être un acquis pour tous.

Certes… cela ne justifie pas les voies de garage, les orientations précoces, les murs de verres sociaux et culturels qui interdisent, sélectionnent et discriminent sans le dire.

Dans son roman Les insoumis (2013), la jeune auteure de fantasy pour adolescent Alexandra Bracken écrit « Ma mère avait dit un jour que l’éducation était un privilège dont tout le monde ne bénéficiait pas, mais elle se trompait… Ce n’était pas un privilège. C’était notre droit. Nous avions droit à notre avenir. »

Nous avons le privilège de savoir combien notre système d’éducation discrimine et renforce les clivages sociaux et culturels. Davantage qu’un pouvoir celui nous donne une responsabilité : celle du changement afin de rendre à chaque enfant, à chaque jeune le droit à son avenir.

Terrible et merveilleux privilège des éducateurs.

 

Denis ADAM, le 5 août 2015
 

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Cette nuit, nous avons aboli les privilèges. Les résultats n’en sont peut-être pas encore très visibles, mais cette révolution a eu lieu. Cette nuit entre le 4 et le 5 août. Enfin, pour être exact, cette nuit mais il y a 226 ans. C’est, du moins, ce que nos apprennent les manuels d’Histoire de France.

C’est surtout la date et l’affirmation symbolique de la fin de la féodalité et donc la possibilité d’entrer dans une relation entre des individus considérés comme égaux entre eux : la République. Pas de déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen sans abolition des privilèges. Pas de citoyens libres et égaux sans la suppression de la dime, des corvées et autres obligation dues par les plus pauvres aux « seigneurs » et à l’église. La nuit du 4 août 1789 (même s’il faudra attendre le décret du 25 août 1792, quelques jours après la chute de la monarchie, pour que l’ensemble des droits féodaux soit irrévocablement aboli définitivement sans contrepartie ni exception) mettait fin au privilège de l’argent et de la religion.

Cette même volonté présida presqu’un siècle plus tard avec l’ambition de rendre tous les enfants égaux devant un enseignement voulu obligatoire, gratuit et laïque tel que l’a institué les lois de Jules Ferry. Car c’est le même esprit qui lie République et Education, et tout particulièrement, République et Ecole, celui de mettre fin aux privilèges… et tout d’abord à ceux liés à la naissance.

Or, il y a loin des ambitions à la réalité.

Après plus de 225 ans pour l’Etat et plus de 125 ans pour l’Ecole, le privilège d’être bien né demeure un atout essentiel dans la vie.

En étudiant la population des écoles publiques d’ingénieurs, le rapport du Cgefi conclut que, si le taux de féminisation et de présence des boursiers demeure faible et inégal, « le constat d’inégalité est encore plus accentué s’agissant des origines socioprofessionnelles des élèves« . Ainsi en examinant le taux d’enfants des professions et catégories socioprofessionnelles 5 et 6 de l’Insee (ouvriers et employés) parmi les effectifs étudiants des 59 écoles, les auteurs montrent que ce taux s’élève, en moyenne, à 12 %, record battu par l’École polytechnique avec un peu plus de 1 %.

Le rapport constate également que « le taux de boursiers reste faible dans les écoles les plus prestigieuses, lesquelles restant dans les faits peu ouvertes à la diversité sociale » et en déduit que « les filtres de sélection négative jouent tout au long de l’enseignement secondaire« , et que « les classes préparatoires représentent une phase importante du filtre« . Or, chacun le sait, l’accès à ces classes préparatoires est favorisé lorsqu’on est dans le « bon lycée », « dans la bonne filière » et donc que l’on a bénéficié d’ « une bonne orientation » dès le collège… et ainsi de suite depuis le début de la scolarité… la fin –accéder à une grande école prestigieuse- justifie les moyens d’une sélection des plus précoces et impose, à quelques exceptions près, une homogénéité d’appartenance sociale, un entre soi culturel, un privilège de classe.

Le mal est ici plus facile à décrire qu’à guérir.

On connait –trop bien- les arguments de ceux qui tiennent à la pérennité de ce système : « ne pas baisser le niveau », « ne pas fragiliser ce qui marche », « un taux d’insertion professionnelle proche de 100% », « le besoin d’une élite »…
On peut aussi se rassurer en se comparant. Malgré ses imperfections, le système éducatif français accueille tous les enfants ce qui, vu d’ailleurs et tout spécialement des pays en développement, est un privilège pour lequel se battent les organisations internationales, UNESCO et Internationale de l’Education (IE) en tête, mais qui est encore, hélas, loin d’être un acquis pour tous.

Certes… cela ne justifie pas les voies de garage, les orientations précoces, les murs de verres sociaux et culturels qui interdisent, sélectionnent et discriminent sans le dire.

Dans son roman Les insoumis (2013), la jeune auteure de fantasy pour adolescent Alexandra Bracken écrit « Ma mère avait dit un jour que l’éducation était un privilège dont tout le monde ne bénéficiait pas, mais elle se trompait… Ce n’était pas un privilège. C’était notre droit. Nous avions droit à notre avenir. »

Nous avons le privilège de savoir combien notre système d’éducation discrimine et renforce les clivages sociaux et culturels. Davantage qu’un pouvoir celui nous donne une responsabilité : celle du changement afin de rendre à chaque enfant, à chaque jeune le droit à son avenir.

Terrible et merveilleux privilège des éducateurs.

 

Denis ADAM, le 5 août 2015