Le pas-à-pas et le long terme

La vie syndicale était beaucoup plus simple quand, période de croissance aidant, on pouvait enchaîner les accords salariaux dans la Fonction publique et, parallèlement, glaner çà et là ici une petite accélération statutaire ou un poil d’indemnitaire. Encore faut-il ne pas idéaliser le passé: ces accords-là avaient leurs adversaires patentés. Ce n’était jamais bien, jamais assez, jamais justifié parce que, quand bien même l’accord était incontestable, il détournait naturellement le prolétariat de sa juste lutte. C’est un débat vieux comme la naissance — ou pas — de la protection sociale pour les travailleurs.

Marylise Lebranchu (photo L. Bentz)J’entendais ce matin une personne en responsabilité syndicale dans une autre organisation dresser un bilan dramatique: «on n’a rien eu de grand», disait-elle, faisant exception pour l’abrogation du jour de carence. Encore aura-t-on noté que si les organisations syndicales se sont toutes fortement engagées (l’UNSA peut-être un peu plus que d’autres en menant une campagne forte sur le sujet — avec notamment une pétition largement suivies), la ministre de la Fonction publique s’était personnellement engagée pour obtenir ce qu’on nomme dans le jargon un arbitrage interministériel favorable en maintenant son point de vue devant les assemblées parlementaires, cela dût-il déplaire au rapporteur.

Non pas que la ministre se fût attaquée de sa propre initiative au jour de carence. Les ministres ne s’amusent pas spontanément à se créer des problèmes, sauf bien sur s’il s’agit d’un sujet majeur découlant d’axes politiques déterminés par les pouvoirs publics. Le syndicalisme, dans cette affaire, a joué un rôle nécessaire, et même indispensable, mais non suffisant puisqu’il fallait bien que la mesure fût prise — et celle-ci par la loi!

Il faut pour que les choses avancent la triple conjonction d’une demande syndicale forte, d’une situation (politique, économique et financière, sociale) et d’une réponse politique. Deux des termes de cette réponse peuvent être inversés: une demande ou une annonce politique correspondant à une réponse syndicale (et plus souvent plusieurs).

Ce fut le cas en 1946-1948 avec le premier statut «républicain» et la première grille, pas simple à élaborer d’ailleurs et pas seulement pour des contraintes politiques et budgétaires: alors que la CGT était encore unifiée et qu’elle assurait (nos «anciens» compris) une large représentation des personnels, les conflits, jalousies et oppositions catégoriels ont paralysé l’expression syndicale — avec des évolutions ou rectifications ultérieures.

Ce fut le cas encore en 1982-1983, avec la négociation sur ce qu’on nomme désormais — et à juste titre — le statut Le Pors.

Ce fut le cas enfin en 1989-1990, avec les négociations débouchant sur l’«accord Durafour» sur la grille de la Fonction publique. Encore faut-il rappeler qu’il s’étala de fait sur une période de huit à dix ans (six années étaient prévues)… et qu’il fut appliqué loyalemen par les gouvernements successifs en dépit des alternances.

Mais on ne saurait dire qu’il ne se soit rien passé depuis (voir la liste plus bas). On notera d’ailleurs que ces protocoles ou relevés de conclusions ont été conclus sous (et donc avec) des gouvernements différents, parfois ceux-là même avec lesquels les conflits étaient frontaux (penser à la période 2007-2012 avec la RGPP, les 150000 suppressions d’emplois au nom du non-remplacement d’un départ sur deux à la retraite).

Ce que l’on sait aussi, c’est que si la gestation d’un accord est une opération longue et complexe, sa mise en œuvre ne l’est pas moins. Il ne faut d’ailleurs pas se borner à évaluer seulement la durée nécessaire à la publication des textes ou même à leur transposition par les différents ministères et employeurs publics.

La traduction concrète dans la vraie vie peut en effet nécessiter des changements en profondeur qui ne vont pas de soi, tant il faut combattre les implicites ou les préjugés: je pense notamment à l’accord sur l’égalité professionnelles entre les hommes et les femmess quand on voit que la simple féminisation des noms de métiers, grades, titres et fonctions peine encore à s’imposer quinze ans pour après la publication de l’excellent guide Femme, j’écris ton nom par la Documentation française et l’Institut national de la langue française(INALF/CNRS, devenu ATILF).

Le travail syndical ne peut donc s’inscrire dans une logique de coups même s’il y a des évènements, des moments significatifs: le vote de la loi Le Pors, par exemple en 1983, mais la publication des décrets d’application s’étala sur des années, et même la déclinaison législative propre à chacun des trois versants que sont l’État (1984), les collectivités territoriales (1984 initialement, avec une refonte fondamentale par la loi Galland de 1987) et la Fonction publique hospitalière (1986). Il s’inscrit prioritairement dans la discussion et même, de préférence, la négociation, mais on sait que les points de vue peuvent être si éloignés que le conflit éclate — jamais dans l’absolu d’ailleurs: le contexte dans lequel s’inscrivent désormais les mobilisation sociale n’est plus et ne peut plus être, pour bien des raisons d’ailleurs, celui des grèves «presse-bouton» qu’on connaissait encore dans les années quatre-vingt.

Le pragmatisme est une seconde nature pour tout syndicaliste, par définition porteur d’idées qu’il souhaite voir concrétisées progressivement (même si la conception de la progressivité varie d’une organisation à l’autre, et parfois d’un temps à l’autre pour un même syndicat).

Sauf à se complaire dans une lamentation permanente (voir/ Le bureau des pleurs est fermé), le mouvement syndical doit conjuguer le long terme et le pas-à-pas :

  • parce que c’est pas à pas qu’un «grand accord» se prépare et se décline;
  • parce que, sur d’autres sujets ou quand il n’y pas pas, de manière immédiate, la perspective d’un «grand accord», des petits pas négociés pas à pas permettent des corrections, des inflexions… et parfois d’amorcer des changements plus profonds.

De la négociation «Avenir de la Fonction publique (parcours professionnels, carrières, rémunérations), nous attendons qu’il sorte effectivement un «grand accord» ouvrant des perspectives de refonte de la grille du bas du C au A supérieur (en assumant parfaitement d’avoir fait jouer, pour les urgences, la priorité à la catégorie C), mais un accord qui sera nécessairement complexe et qu’il faudrait décliner et faire appliquer «pas à pas» jusque dans les ministères.

Le piège majeur serait évidemment de n’avoir le nez que sur le guidon, la perspective quotidienne ou rapprochée, en oubliant toute vue d’ensemble, tout mise en perspective, toute réflexion sur le fait de savoir si une étape avec un résultat donné sera facilitante ou au contraire contradictoire avec les orientations tracées.

Très modestement, à son échelle, l’UNSA en général et l’UNSA Éducation en particulier s’efforcent de conjuguer les deux parce que le mouvement syndical, pensons-nous, doit dessiner lui-même ce qu’il pense nécessaire pour l’avenir à long terme mais se préoccuper d’apporter des réponses concrètes sans renvoyer (cela n’a jamais été le genre de la maison) aux lendemains qui chantent généralement suivis de surlendemains qui déchantent.

Pour conjuguer le long terme et le pragmatisme nécessaire du «pas à pas», le choix d’un combat positif — c’est-à-dire le refus de la désespérance généralité érigée en pespective d’avenir — est bien une orientation fondamentale de l’UNSA, et dans l’UNSA, de l’UNSA Éducation.

Luc BENTZ


Annexes

Jour de carence, voir les articles suivants:

Accords récents dans la Fonction publique

  • Protocole d’accord relatif à la prévention des risques psychosociaux dans la fonction publique (22 octobre 2013)
  • Protocole d’accord du 8 mars 2013 relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique.
  • Protocole d’accord du 31 mars 2011 portant sécurisation des parcours professionnels des agents contractuels dans les trois versants de la fonction publique
  • Accord du 20 novembre 2009 sur la santé et la sécurité au travail dans la fonction publique
  • Relevé de conclusions du 2 juin 2008 relatif à la rénovation du dialogue social dans la fonction publique
  • Relevés de conclusion du 21 février 2008 (questions salariales)
  • Protocole d’accord du 21 novembre 2006 relatif à la formation professionnelle tout au long de la vie
  • Protocole d’accord du 25 janvier 2006 sur l’amélioration des carrières et l’évolution de l’action sociale dans la fonction publique, en 2006-2008

Voir les détails sur ces accords sur le site de la Direction générale de l’Administration et de la Fonction publique.

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La vie syndicale était beaucoup plus simple quand, période de croissance aidant, on pouvait enchaîner les accords salariaux dans la Fonction publique et, parallèlement, glaner çà et là ici une petite accélération statutaire ou un poil d’indemnitaire. Encore faut-il ne pas idéaliser le passé: ces accords-là avaient leurs adversaires patentés. Ce n’était jamais bien, jamais assez, jamais justifié parce que, quand bien même l’accord était incontestable, il détournait naturellement le prolétariat de sa juste lutte. C’est un débat vieux comme la naissance — ou pas — de la protection sociale pour les travailleurs.

Marylise Lebranchu (photo L. Bentz)J’entendais ce matin une personne en responsabilité syndicale dans une autre organisation dresser un bilan dramatique: «on n’a rien eu de grand», disait-elle, faisant exception pour l’abrogation du jour de carence. Encore aura-t-on noté que si les organisations syndicales se sont toutes fortement engagées (l’UNSA peut-être un peu plus que d’autres en menant une campagne forte sur le sujet — avec notamment une pétition largement suivies), la ministre de la Fonction publique s’était personnellement engagée pour obtenir ce qu’on nomme dans le jargon un arbitrage interministériel favorable en maintenant son point de vue devant les assemblées parlementaires, cela dût-il déplaire au rapporteur.

Non pas que la ministre se fût attaquée de sa propre initiative au jour de carence. Les ministres ne s’amusent pas spontanément à se créer des problèmes, sauf bien sur s’il s’agit d’un sujet majeur découlant d’axes politiques déterminés par les pouvoirs publics. Le syndicalisme, dans cette affaire, a joué un rôle nécessaire, et même indispensable, mais non suffisant puisqu’il fallait bien que la mesure fût prise — et celle-ci par la loi!

Il faut pour que les choses avancent la triple conjonction d’une demande syndicale forte, d’une situation (politique, économique et financière, sociale) et d’une réponse politique. Deux des termes de cette réponse peuvent être inversés: une demande ou une annonce politique correspondant à une réponse syndicale (et plus souvent plusieurs).

Ce fut le cas en 1946-1948 avec le premier statut «républicain» et la première grille, pas simple à élaborer d’ailleurs et pas seulement pour des contraintes politiques et budgétaires: alors que la CGT était encore unifiée et qu’elle assurait (nos «anciens» compris) une large représentation des personnels, les conflits, jalousies et oppositions catégoriels ont paralysé l’expression syndicale — avec des évolutions ou rectifications ultérieures.

Ce fut le cas encore en 1982-1983, avec la négociation sur ce qu’on nomme désormais — et à juste titre — le statut Le Pors.

Ce fut le cas enfin en 1989-1990, avec les négociations débouchant sur l’«accord Durafour» sur la grille de la Fonction publique. Encore faut-il rappeler qu’il s’étala de fait sur une période de huit à dix ans (six années étaient prévues)… et qu’il fut appliqué loyalemen par les gouvernements successifs en dépit des alternances.

Mais on ne saurait dire qu’il ne se soit rien passé depuis (voir la liste plus bas). On notera d’ailleurs que ces protocoles ou relevés de conclusions ont été conclus sous (et donc avec) des gouvernements différents, parfois ceux-là même avec lesquels les conflits étaient frontaux (penser à la période 2007-2012 avec la RGPP, les 150000 suppressions d’emplois au nom du non-remplacement d’un départ sur deux à la retraite).

Ce que l’on sait aussi, c’est que si la gestation d’un accord est une opération longue et complexe, sa mise en œuvre ne l’est pas moins. Il ne faut d’ailleurs pas se borner à évaluer seulement la durée nécessaire à la publication des textes ou même à leur transposition par les différents ministères et employeurs publics.

La traduction concrète dans la vraie vie peut en effet nécessiter des changements en profondeur qui ne vont pas de soi, tant il faut combattre les implicites ou les préjugés: je pense notamment à l’accord sur l’égalité professionnelles entre les hommes et les femmess quand on voit que la simple féminisation des noms de métiers, grades, titres et fonctions peine encore à s’imposer quinze ans pour après la publication de l’excellent guide Femme, j’écris ton nom par la Documentation française et l’Institut national de la langue française(INALF/CNRS, devenu ATILF).

Le travail syndical ne peut donc s’inscrire dans une logique de coups même s’il y a des évènements, des moments significatifs: le vote de la loi Le Pors, par exemple en 1983, mais la publication des décrets d’application s’étala sur des années, et même la déclinaison législative propre à chacun des trois versants que sont l’État (1984), les collectivités territoriales (1984 initialement, avec une refonte fondamentale par la loi Galland de 1987) et la Fonction publique hospitalière (1986). Il s’inscrit prioritairement dans la discussion et même, de préférence, la négociation, mais on sait que les points de vue peuvent être si éloignés que le conflit éclate — jamais dans l’absolu d’ailleurs: le contexte dans lequel s’inscrivent désormais les mobilisation sociale n’est plus et ne peut plus être, pour bien des raisons d’ailleurs, celui des grèves «presse-bouton» qu’on connaissait encore dans les années quatre-vingt.

Le pragmatisme est une seconde nature pour tout syndicaliste, par définition porteur d’idées qu’il souhaite voir concrétisées progressivement (même si la conception de la progressivité varie d’une organisation à l’autre, et parfois d’un temps à l’autre pour un même syndicat).

Sauf à se complaire dans une lamentation permanente (voir/ Le bureau des pleurs est fermé), le mouvement syndical doit conjuguer le long terme et le pas-à-pas :

De la négociation «Avenir de la Fonction publique (parcours professionnels, carrières, rémunérations), nous attendons qu’il sorte effectivement un «grand accord» ouvrant des perspectives de refonte de la grille du bas du C au A supérieur (en assumant parfaitement d’avoir fait jouer, pour les urgences, la priorité à la catégorie C), mais un accord qui sera nécessairement complexe et qu’il faudrait décliner et faire appliquer «pas à pas» jusque dans les ministères.

Le piège majeur serait évidemment de n’avoir le nez que sur le guidon, la perspective quotidienne ou rapprochée, en oubliant toute vue d’ensemble, tout mise en perspective, toute réflexion sur le fait de savoir si une étape avec un résultat donné sera facilitante ou au contraire contradictoire avec les orientations tracées.

Très modestement, à son échelle, l’UNSA en général et l’UNSA Éducation en particulier s’efforcent de conjuguer les deux parce que le mouvement syndical, pensons-nous, doit dessiner lui-même ce qu’il pense nécessaire pour l’avenir à long terme mais se préoccuper d’apporter des réponses concrètes sans renvoyer (cela n’a jamais été le genre de la maison) aux lendemains qui chantent généralement suivis de surlendemains qui déchantent.

Pour conjuguer le long terme et le pragmatisme nécessaire du «pas à pas», le choix d’un combat positif — c’est-à-dire le refus de la désespérance généralité érigée en pespective d’avenir — est bien une orientation fondamentale de l’UNSA, et dans l’UNSA, de l’UNSA Éducation.

Luc BENTZ


Annexes

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Voir les détails sur ces accords sur le site de la Direction générale de l’Administration et de la Fonction publique.