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L’extrême droite a-t-elle gagné la bataille culturelle?

De CNews à TikTok, de Marine Le Pen et ses chats aux influenceurs mascu, l’extrême-droite a profondément transformé sa communication et investit des canaux de diffusion très vastes. Derrière une façade policée, voire sympathique et amusante, se cache une offensive culturelle parfaitement huilée.L’extrême-droite a ainsi réussi à ancrer ses thématiques dans le débat public. Cette mutation médiatique, qui dépasse nos frontières,redéfinit et normalise un courant politique et idéologique pourtant toujours très extrémiste dans les faits.

Sous l’apparente normalisation du Rassemblement national, un travail patient de relooking s’est opéré. Les élu·es lepénistes, élégant·es, assidu·es à l’Assemblée, se gardent désormais des outrances verbales qui marquaient les années Jean-Marie Le Pen. Ce virage d’image n’a pourtant rien changé aux fondamentaux : préférence nationale, hostilité à l’immigration et obsession identitaire. Le RN conserve son cœur doctrinal, masqué derrière des postures délibérément assagies 1.

Le contraste est savamment entretenu : d’un côté, des député·es tempéré·es et aimables, de l’autre, une galaxie d’influenceur·euses (Papacito, Baptiste Marchais, Alice Cordier etc.) et de polémistes (Louis de Raguenel, Eugénie Bastié etc.) qui, sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision, incarnent la radicalité en assurant la sale besogne de l’outrance. Le parti, et plus généralement son idéologie, se nourrit de cette division du travail communicationnel : le vernis républicain pour séduire les modéré·es, la provocation pour galvaniser les militant·es et saturer l’espace médiatique en imposant ses thèmes, ses mots, son tempo.

À la conquête des cerveaux

Pour l’historien de la presse et des médias, Alexis Lévrier 2, on est passé d’une domination intellectuelle de la gauche dans l’après Seconde Guerre mondiale, à un glissement progressif vers celle de l’extrême-droite. Cette dernière a des empires de presse prêts à la soutenir, ses partisan·es connaissent les médias et savent s’en servir. Figure centrale de cette tendance, Vincent Bolloré avec son empire (Canal+, CNews, Europe 1, Havas, Fayard etc.) façonne chaque jour un environnement idéologique propice à la diffusion des idées extrêmes-droitistes. En embuscade, Pierre-Édouard Stérin finance, forme et soutient, suivant son plan PERICLES, tout ce qui peut mettre ces idées sur le devant de la scène et, à terme, leur permettre d’arriver au pouvoir. Ces médias ont joué un grand rôle de légitimation en invitant des représentant·es de la nouvelle galaxie extrémiste à s’exprimer en tant qu’éditorialistes ou expert·es. C’est à travers elles et eux que des  éléments de langage tels que « l’ensauvagement » la « submersion migratoire » ou les « Français de papier » ont été inscrits dans le paysage si efficacement qu’ils ont été repris par des ministres en exercice (respectivement G.Darmanin, F.Bayrou et B. Retailleau).

Néanmoins, même s’il occupe une place prépondérante, Vincent Bolloré n’est pas le seul responsable. Les médias ont globalement suivi, et n’hésitent plus à donner la parole au RN. Comme le rappelle Mathieu Molard de Streetpress : « On ne peut plus traiter de la même manière un parti qui pèse 1% et un parti qui pèse 30% » 3. Les médias se sont aussi rendus compte que les propos clivants faisaient de l’audience.

Enfin, loin de Jean-Marie Le Pen et son bandeau effrayant, les figures de CNews, comme Geoffroy Lejeune ou Charlotte d’Ornellas, incarnent une extrême droite « nouvelle formule »: jeunes, télégéniques,  décomplexées , presque fréquentables. Leurs discours reprennent les codes du journalisme d’opinion tout en distillant des messages identitaires et réactionnaires. Bien souvent, leur communication se base sur des chiffres produits par des think tanks comme l’Observatoire de l’immigration et de la démographie (OID), dont les chiffres et les méthodes sont remis en question par de nombreux spécialistes mais sont pourtant utilisés dans le débat politique et pas seulement par l’extrême-droite. Ainsi lors de la discussion de la « Loi immigration », Bruno Retailleau, n’a pas hésité à citer à de nombreuses reprises l’OID, de même que Jean-Pierre Chevènement dans un article du JDD, quant au journal Le Point, il s’en est servi pour développer ses propos sur les dérive du droit d’asile. Cette influence dépasse donc largement le champ partisan. Emmanuel Macron lui-même n’a pas résisté à la tentation de parler immigration et Islam à Valeurs Actuelles en 2019 alors qu’il n’a accordé aucune interview à certains titres de référence comme Le Monde, contribuant ainsi à normaliser les supports d’extrême droite.

TikTok , nouvelle arme de séduction massive

La mutation la plus spectaculaire s’est opérée sur les réseaux sociaux. On n’ignore plus rien des chatons de Marine Le Pen qu’elle promène jusqu’à Matignon, des bonbons qu’ingurgite Jordan Bardella avant toute émission car ça le « galvanise » (627600 vues!)

« On dit qui aime les bêtes aime les gens et pour Marine c’est tout à fait vrai », lit-on en commentaire d’un post de Marine Le Pen, les extrémistes  sont donc devenus des gens sympas, souriants, normaux. Si le RN excelle dans cette communication c’est qu’il est le premier à avoir investi internet, et ce dès 1996. FN à l’époque, peu invité sur les médias « main stream », il a su saisir l’intérêt que représentait cet espace sans contrôle. Au départ « de l’idéologie pure et dure » rappelle Patrice Trapier du 1 Hebdo 4 avec « des propagandistes comme Alain Soral postant de longs prêches antisémites et complotistes », aujourd’hui, c’est plus léger, plus léché, plus rythmé et ça marche. Et pourtant, sous couvert de vidéo de fitness ou « lifestyle », ce sont des propos ultra conservateurs, comme le retour aux valeurs traditionnelles et la soumission féminine pour Thaïs d’Escufon (208700 followers sur Tiktok), le virilisme, la misogynie pour Raptor youtubeur et podcasteur. Ces nouveaux visages de l’extrême droite adoptent les stratégies du marketing d’influence : humour, authenticité, proximité. Ils s’adressent à une jeunesse en quête de repères, exploitant ses angoisses identitaires. Leur but : banaliser la hiérarchie homme/ femme, Blanc/minorités et le virilisme politique sous couvert de bien-être et de réussite personnelle.

Résister!

Cette banalisation est une victoire culturelle qui pourrait se traduire par une victoire électorale. En installant ses récits dans le langage commun, l’extrême droite a déplacé le centre de gravité du débat public. Elle ne conquiert plus le pouvoir par la force ; elle le conquiert par les mots, les images, les likes. Elle transforme le champ médiatique en champ de bataille culturelle. Derrière les visages souriants et les stories de chats se cache une idéologie inchangée : celle de l’exclusion, du repli et de la peur. « C’est la même extrême droite que celle qu’on a connue entre l’affaire Dreyfus et la collaboration. Elle s’est inventé un nouveau bouc émissaire, ce n’est plus le juif, c’est le musulman, c’est l’étranger, mais c’est le même vocabulaire, c’est le même imaginaire” rappelle Alexis Lévrier 5 . Ce qui est inquiétant c’est que la droite classique, parfois même une partie de la gauche, reprend leurs mots pour ne pas paraître déconnectée.

Face à cela, notre responsabilité collective est immense. À chacun de reprendre la main sur le récit démocratique. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer les mensonges, mais de redonner du sens, de la nuance et du collectif à la parole publique. Comme l’affirme l’UNSA Éducation, depuis 2022, « L’extrême droite, ça ne s’essaie pas ». Elle continuera à combattre toutes les formes d’extrémismes, politiques et religieux, contraires aux valeurs républicaines qu’elle défend. Derrière le relooking, c’est toujours la même logique d’exclusion. Reconnaître cette continuité, c’est déjà commencer à y résister.

 

1 : Rassemblement national : changement radical? Site de l’UNSA Education, 20 avril 2023

2: Against the Tide: France’s Independent Media Resisting the Far Right, Green European journal, 5 décembre 2024

3: Ibid

4: Chronique Radio France, rubrique « C’est la France », Le marketing digital de l’extrême droite, 16 octobre 2024

5: Against the Tide: France’s Independent Media Resisting the Far Right, Green European journal, 5 décembre 2024

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