À quoi servent les savoirs ?

Dans leur rapport du 27 mai 2016 pour Terra Nova, Roger-François Gauthier et Agnès Florin  se demandent « Que doit-on apprendre à l’école ? » et posent la question de l’articulation des « savoirs scolaires » et de la « politique éducative ».

Dans leur rapport du 27 mai 2016 pour Terra Nova, Roger-François Gauthier et Agnès Florin se demandent « Que doit-on apprendre à l’école ? » et posent la question de l’articulation des « savoirs scolaires » et de la « politique éducative ».


À l’heure de la mise en œuvre effective de la Refondation, les deux auteurs s’interrogent sur les « contenus » transmis par l’école et surtout sur l’absence d’un véritable débat dépassionné et extrait des carcans de la seule entrée disciplinaire sur ce sujet.


Sans le dire vraiment, de manière sous-jacente à leurs propos, se dessine une réflexion plus profonde : à quoi servent les savoirs ?

Poser ainsi la question revient à affirmer que les savoirs ont une utilité.

Les auteurs du rapport abordent d’ailleurs ce sujet en évoquant que pour une partie de la communauté éducative « ce qui mérite d’être enseigné, c’est ce qui aura le plus d’utilité pour les élèves. Il y a toutefois une grande équivoque sous ce mot. Utile à quoi ? À des études supérieures ? À la vie immédiate ? À la formation de la personne ? Dans une perspective professionnelle ? »

Blandine Kriegel écrit, dans l’ouvrage À quoi sert le savoir ? : « Si vous voulez le savoir, le savoir ne sert à rien d’autre qu’à le vouloir. A rien d’autre qu’à lui-même, car le savoir n’est pas une utilité, un moyen, un outil, un médium. Il n’est même pas une fonction, il est une fin. Une fin ? Oui, une faim d’ogre inextinguible, une soif qu’on ne peut étancher, une conduite, un processus qui se renouvelle par soi et qui s’accomplit en se développant. Le savoir n’est pas intransitif, il est le savoir de quelque chose, mais il n’est pas le savoir au service d’autre chose ».

Bien entendu si l’on se réfère à un savoir universel et exhaustif, à cette idée de tout savoir dont Montaigne se méfiait tant : « La peste de l’homme, c’est l‘opinion [le désir] de savoir » (Essais, livre II, 12), il faut certainement reconnaitre avec philosophie que la seule chose que nous savons, c’est que nous ne savons rien comme le confessait Socrate.

Si nous employons le terme « savoirs » dans un sens très général de ce qui peut être appris, couvrant ainsi connaissances, compétences et savoir-faire, on peut affirmer qu’il est « au cœur de l’expérience, multiforme, de l’humanité. » Ainsi comme l’explique le rapport de Terra nova « la plupart des sociétés ont mis en place des pratiques, par exemple familiales, ou des structures, par exemple scolaires, pour traiter de la question spécifique de la formation des jeunes générations (mais pas seulement) en matière de connaissances. Mais cette formation des jeunes générations en matière de connaissances n’a pas plus le même sens qu’autrefois : la diffusion des technologies de l’information et de la communication, l’utilisation croissante d’Internet, et la mondialisation ont entraîné à la fois des connaissances plus accessibles, plus vastes et plus évolutives. Il est parfois difficile, et en tout cas complexe, d’articuler ces trois transformations. Autrement dit, l’époque actuelle rend indispensable de se demander ce que signifie l’école du point de vue de la connaissance. »


D’abord, et c’est certainement le plus important, les savoirs permettent d’émanciper. Les auteurs rappellent que « l’idée est que non seulement la connaissance est seule à même de permettre à l’individu d’échapper aux préjugés et à l’emprise des autres (ce qui renvoie au concept d’émancipation des Lumières, tel qu’il a pu être formulé, par exemple, par Condorcet), mais encore que l’histoire de la connaissance humaine est une émancipation permanente des états antérieurs du savoir (les travaux de Gaston Bachelard et Karl Popper s’inscrivent dans cette analyse). L’École est dans son rôle en mettant au centre de son action le développement de la liberté de penser fondée sur l’exercice de la raison, qui peut par exemple contrer le relativisme sceptique, l’endoctrinement religieux ou encore la manipulation technique. » Découvrir, acquérir, construire des savoirs permet donc à la fois d’accéder à la liberté de penser, tant par rapport aux autres que par rapport au passé, à la tradition, à la croyance. Il s’agit donc bien entendu, par la transmission, de remplacer un dogme par un autre, un savoir indiscutable, par un autre savoir tout aussi indiscutable. « Le beaucoup savoir apporte l’occasion de plus douter », disait Montaigne, de même que Dante lorsqu’il avouait « Autant que savoir, douter me plaît ». Il y a une perpétuelle quête d’un savoir jamais abouti ni définitif. Une quête, une recherche à laquelle l’Ecole, l’Education se doivent de préparer et d’entrainer chacune et chacun. Le développement de cet esprit critique est la base de l’émancipation, de la liberté.

Il ne s’agit pas pour autant de chercher seul. Rappelons-nous la maxime d’Euripide « Aucun de nous ne sait ce que nous savons tous, ensemble». Pour être utiles les savoirs doivent être partagés, diffusés, confrontés, enrichis. Les savoirs doivent donc être discutés, mis en perspective. Ils doivent permettre d’élaborer une réflexion qui s’extrait d’un cadre trop strict, historiquement, géographiquement, sociologiquement, culturellement limité. Inventer collectivement les savoirs, à la manière de l’archéologue qui fouille et met au jour (et met à jour, par la même occasion ce que nous savons de nouveau) revient à la fois à relativiser mais aussi à poursuivre la quête, l’enquête. Dans un univers connecté, où l’ensemble des savoirs semble accessible, la question est moins de les trouver que de les choisir, de les trier, d’être capables de les sélectionner et de les utiliser à bon escient. Là encore, nuls doutes que le rôle d’enseignement, d’éducation s’est modifié. Le transmetteur est devenu facilitateur. Le sachant est devenu accompagnateur.

Reste à donner envie d’apprendre. Roger-François Gauthier et Agnès Florin se demande « si l’école apparaîtra aux élèves comme un lieu de savoirs clos et imposés, évoluant à la marge et sans créer de véritable désir d’apprendre ou comme un ensemble inachevé qui crée durablement ce désir et appelle un renouvellement et une actualisation permanents ». S’ils espèrent « cette seconde position qui semble […] nécessaire », ils regrettent qu’elle soit « malheureusement trop peu défendue aujourd’hui ». Et les rédacteurs précisent « or l’École aujourd’hui est loin de cultiver ce désir d’apprendre nécessaire à la vie contemporaine : la soif de connaissances et la curiosité des jeunes enfants se tarit bien souvent au cours de la scolarisation, que ce soit par perte de sens, par manque de confiance en soi lié à des expériences répétées d’échec scolaire, voire de refus scolaire lorsque l’apprentissage est vécu comme une souffrance. Apprendre est souvent difficile, mais faut-il souffrir pour apprendre ? Visiblement non, puisque les pays qui ont les meilleures performances des jeunes dans les comparaisons internationales sont également en tête pour leur bien-être scolaire. […] Plaisir d’apprendre, développement du désir et de la volonté de progresser, confiance dans ses acquis, cartographie de ses connaissances, stratégies de développement des connaissances tout au long de la vie : tout doit s’assembler et se combiner pour que le temps passé à l’école engage un rapport au savoir qui se prolonge toute la vie ».

« Savoir, penser, rêver. Tout est là » revendique Victor Hugo dans Océan prose.

S’émanciper, construire ensemble et imaginer le monde de demain, tels sont les utilités des savoirs et donc les missions que l’École et l’Éducation doivent assumer et assurer : faire acquérir des savoirs pour rêver et donner l’envie, faire rêver de savoir.

 

Denis ADAM, le 08 juin 2016

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Dans leur rapport du 27 mai 2016 pour Terra Nova, Roger-François Gauthier et Agnès Florin se demandent « Que doit-on apprendre à l’école ? » et posent la question de l’articulation des « savoirs scolaires » et de la « politique éducative ».


À l’heure de la mise en œuvre effective de la Refondation, les deux auteurs s’interrogent sur les « contenus » transmis par l’école et surtout sur l’absence d’un véritable débat dépassionné et extrait des carcans de la seule entrée disciplinaire sur ce sujet.


Sans le dire vraiment, de manière sous-jacente à leurs propos, se dessine une réflexion plus profonde : à quoi servent les savoirs ?

Poser ainsi la question revient à affirmer que les savoirs ont une utilité.

Les auteurs du rapport abordent d’ailleurs ce sujet en évoquant que pour une partie de la communauté éducative « ce qui mérite d’être enseigné, c’est ce qui aura le plus d’utilité pour les élèves. Il y a toutefois une grande équivoque sous ce mot. Utile à quoi ? À des études supérieures ? À la vie immédiate ? À la formation de la personne ? Dans une perspective professionnelle ? »

Blandine Kriegel écrit, dans l’ouvrage À quoi sert le savoir ? : « Si vous voulez le savoir, le savoir ne sert à rien d’autre qu’à le vouloir. A rien d’autre qu’à lui-même, car le savoir n’est pas une utilité, un moyen, un outil, un médium. Il n’est même pas une fonction, il est une fin. Une fin ? Oui, une faim d’ogre inextinguible, une soif qu’on ne peut étancher, une conduite, un processus qui se renouvelle par soi et qui s’accomplit en se développant. Le savoir n’est pas intransitif, il est le savoir de quelque chose, mais il n’est pas le savoir au service d’autre chose ».

Bien entendu si l’on se réfère à un savoir universel et exhaustif, à cette idée de tout savoir dont Montaigne se méfiait tant : « La peste de l’homme, c’est l‘opinion [le désir] de savoir » (Essais, livre II, 12), il faut certainement reconnaitre avec philosophie que la seule chose que nous savons, c’est que nous ne savons rien comme le confessait Socrate.

Si nous employons le terme « savoirs » dans un sens très général de ce qui peut être appris, couvrant ainsi connaissances, compétences et savoir-faire, on peut affirmer qu’il est « au cœur de l’expérience, multiforme, de l’humanité. » Ainsi comme l’explique le rapport de Terra nova « la plupart des sociétés ont mis en place des pratiques, par exemple familiales, ou des structures, par exemple scolaires, pour traiter de la question spécifique de la formation des jeunes générations (mais pas seulement) en matière de connaissances. Mais cette formation des jeunes générations en matière de connaissances n’a pas plus le même sens qu’autrefois : la diffusion des technologies de l’information et de la communication, l’utilisation croissante d’Internet, et la mondialisation ont entraîné à la fois des connaissances plus accessibles, plus vastes et plus évolutives. Il est parfois difficile, et en tout cas complexe, d’articuler ces trois transformations. Autrement dit, l’époque actuelle rend indispensable de se demander ce que signifie l’école du point de vue de la connaissance. »


D’abord, et c’est certainement le plus important, les savoirs permettent d’émanciper. Les auteurs rappellent que « l’idée est que non seulement la connaissance est seule à même de permettre à l’individu d’échapper aux préjugés et à l’emprise des autres (ce qui renvoie au concept d’émancipation des Lumières, tel qu’il a pu être formulé, par exemple, par Condorcet), mais encore que l’histoire de la connaissance humaine est une émancipation permanente des états antérieurs du savoir (les travaux de Gaston Bachelard et Karl Popper s’inscrivent dans cette analyse). L’École est dans son rôle en mettant au centre de son action le développement de la liberté de penser fondée sur l’exercice de la raison, qui peut par exemple contrer le relativisme sceptique, l’endoctrinement religieux ou encore la manipulation technique. » Découvrir, acquérir, construire des savoirs permet donc à la fois d’accéder à la liberté de penser, tant par rapport aux autres que par rapport au passé, à la tradition, à la croyance. Il s’agit donc bien entendu, par la transmission, de remplacer un dogme par un autre, un savoir indiscutable, par un autre savoir tout aussi indiscutable. « Le beaucoup savoir apporte l’occasion de plus douter », disait Montaigne, de même que Dante lorsqu’il avouait « Autant que savoir, douter me plaît ». Il y a une perpétuelle quête d’un savoir jamais abouti ni définitif. Une quête, une recherche à laquelle l’Ecole, l’Education se doivent de préparer et d’entrainer chacune et chacun. Le développement de cet esprit critique est la base de l’émancipation, de la liberté.

Il ne s’agit pas pour autant de chercher seul. Rappelons-nous la maxime d’Euripide « Aucun de nous ne sait ce que nous savons tous, ensemble». Pour être utiles les savoirs doivent être partagés, diffusés, confrontés, enrichis. Les savoirs doivent donc être discutés, mis en perspective. Ils doivent permettre d’élaborer une réflexion qui s’extrait d’un cadre trop strict, historiquement, géographiquement, sociologiquement, culturellement limité. Inventer collectivement les savoirs, à la manière de l’archéologue qui fouille et met au jour (et met à jour, par la même occasion ce que nous savons de nouveau) revient à la fois à relativiser mais aussi à poursuivre la quête, l’enquête. Dans un univers connecté, où l’ensemble des savoirs semble accessible, la question est moins de les trouver que de les choisir, de les trier, d’être capables de les sélectionner et de les utiliser à bon escient. Là encore, nuls doutes que le rôle d’enseignement, d’éducation s’est modifié. Le transmetteur est devenu facilitateur. Le sachant est devenu accompagnateur.

Reste à donner envie d’apprendre. Roger-François Gauthier et Agnès Florin se demande « si l’école apparaîtra aux élèves comme un lieu de savoirs clos et imposés, évoluant à la marge et sans créer de véritable désir d’apprendre ou comme un ensemble inachevé qui crée durablement ce désir et appelle un renouvellement et une actualisation permanents ». S’ils espèrent « cette seconde position qui semble […] nécessaire », ils regrettent qu’elle soit « malheureusement trop peu défendue aujourd’hui ». Et les rédacteurs précisent « or l’École aujourd’hui est loin de cultiver ce désir d’apprendre nécessaire à la vie contemporaine : la soif de connaissances et la curiosité des jeunes enfants se tarit bien souvent au cours de la scolarisation, que ce soit par perte de sens, par manque de confiance en soi lié à des expériences répétées d’échec scolaire, voire de refus scolaire lorsque l’apprentissage est vécu comme une souffrance. Apprendre est souvent difficile, mais faut-il souffrir pour apprendre ? Visiblement non, puisque les pays qui ont les meilleures performances des jeunes dans les comparaisons internationales sont également en tête pour leur bien-être scolaire. […] Plaisir d’apprendre, développement du désir et de la volonté de progresser, confiance dans ses acquis, cartographie de ses connaissances, stratégies de développement des connaissances tout au long de la vie : tout doit s’assembler et se combiner pour que le temps passé à l’école engage un rapport au savoir qui se prolonge toute la vie ».

« Savoir, penser, rêver. Tout est là » revendique Victor Hugo dans Océan prose.

S’émanciper, construire ensemble et imaginer le monde de demain, tels sont les utilités des savoirs et donc les missions que l’École et l’Éducation doivent assumer et assurer : faire acquérir des savoirs pour rêver et donner l’envie, faire rêver de savoir.

 

Denis ADAM, le 08 juin 2016